Certains matins sont plus difficiles que d’autres… Ce fut la
première pensée de Félicia en ouvrant les yeux. C’était encore la nuit noire à
l’extérieur. Ses calculs lui avaient indiqué que la façon la plus efficace pour
procéder était de commencer son procédé au lever du soleil pour le conclure à
midi. Allez, tu y es presque, se
dit-elle en se tirant du lit avec un grognement.
La nuit était
glaciale, mais heureusement, elle portait ses achats de la veille. Elle chargea
la voiture et mit le cap sur la base de plein-air où Tobin avait décapité les
Sons of a Gun en massacrant tous leurs chefs.
Elle déposa ses
affaires sur le traîneau et s’engagea sur le chemin enneigé. À chaque pas, son
poids cassait la croûte de glace et elle s’enfonçait jusqu’aux genoux. Elle ne
s’était pas prise trop tôt : lorsqu’elle arriva à destination, le noir de
la nuit virait déjà à l’indigo. À la minute où le soleil apparut à l’horizon,
elle se mit au travail.
La base plein-air de
Grandeville était éloignée du Cercle de Harré, de sorte que le procédé serait
plus difficile à accomplir que dans La Cité, mais à tout le moins, elle ne
risquait pas de se mettre à vomir ou de recevoir une explosion de feu bleu dans
la tronche.
Elle se mit en état d’acuité.
La silhouette imposante de Karl Tobin apparut là où il était mort, entouré d’une
quinzaine d’impressions des motards qu’il avait assassinés.
C’est sous le regard
fixe de ces apparitions macabres qu’elle s’activa pendant des heures, chacun de
ses gestes mesurés, chaque pensée disciplinée.
Le soleil montant la
réchauffa quelque peu en cours de route, lui rappelant que l’équinoxe avait été
traversé, que théoriquement, le printemps était arrivé. On aurait pu croire le
contraire, avec la neige environnante et les bourrasques froides venant du
large…
Comme prévu, elle
avait accompli toutes les étapes préalables lorsque le soleil arriva à son
zénith. Mettant à profit les pistes découvertes grâce à Narcisse Hill, elle
peignit sur l’urne le symbole qui devait lier l’impression de Tobin à son
dispositif 2.0. Il était temps : l’encre était presque toute gelée dans
son pot. Heureusement, il ne restait plus qu’une étape…
Elle prit l’urne dans
ses mains engourdies et l’approcha jusqu’à ce qu’elle touche l’impression de
Tobin.
L’impression disparut
instantanément.
Le résultat était
clair. J’ai réussi. En moins de
quarante-huit heures, elle avait relevé le défi de Gordon. Elle avait envie de
crier sa joie. Elle sursauta en réalisant que rien ne l’en empêchait :
elle se trouvait loin de tout.
Elle hurla donc :
« J’ai réussi! Yeah! »
Elle ramena prudemment
l’urne à sa station de travail improvisée. Il lui restait encore à vérifier si
elle pouvait communiquer avec l’impression. Elle croyait pouvoir le faire, mais
il fallait encore que Tobin ait quelque chose à dire. Elle savait déjà – pour l’avoir
entendue – quelle avait été sa dernière pensée, un cri du cœur envers le fils
qu’il avait eu, et celui qu’il n’aurait jamais voulu avoir. Selon le résultat
de ce test, elle pourrait découvrir une information-clé quant à la nature des
impressions… Si Tobin se bornait à cette seule idée, ce serait un indice que
les impressions n’étaient effectivement rien de plus qu’une empreinte, un écho
d’un événement violent. Dans le cas contraire… Elle pourrait toujours lui
demander comment il comprenait son état, n’est-ce pas?
Elle peignit sur ses
paumes deux autres symboles empruntés à Hill. Elle exhala et posa les mains sur
l’urne.
Elle les retira
aussitôt, comme si la couche d’argile la recouvrant l’avait brûlée.
Oh non.
Elle ignorait pourquoi,
elle ignorait comment, mais l’impression de Tobin souffrait atrocement.
Qu’est-ce que j’ai fait?
Elle ne pouvait pas
annuler le procédé en claquant des doigts. Le lien avait été pensé pour se
maintenir de lui-même, sans qu’elle n’ait à le renouveler. Même si elle cassait
l’urne – pulvérisant en même temps des dizaines d’heures de travail –, elle n’était
pas certaine des effets… Est-ce que l’impression de Tobin reviendrait à la
normale? Est-ce qu’elle continuerait de souffrir, peut-être indéfiniment?
Ai-je
condamné une âme au tourment éternel?
La question de la
nature des impressions lui semblait bien byzantine en ce moment. Elle ne
pouvait ignorer que celle-ci souffrait par sa faute, à chaque seconde. Elle avait la responsabilité – l’impératif – de faire quelque chose dès
que possible… Mais quoi?
Elle remballa ses
affaires à toute vitesse et s’empressa de retourner vers la ville. Elle tenta
de rejoindre Gordon, Édouard, Polkinghorne, quelqu’un,
quiconque capable de la conseiller, ne serait-ce que pour confesser ce qu’elle venait
de faire involontairement.
Personne ne lui répondit.
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