dimanche 8 mai 2016

Le Nœud Gordien, épisode 419 : La preuve, 2e partie

Le centre névralgique de la Fondation se trouvait dans une tour à bureaux en périphérie de la ville, dans l’un de ces faubourgs commerciaux qui, la nuit, se vidaient de toute âme qui vive.
Dans le taxi, Randall avait eu le temps de digérer le choc et de retrouver la pleine mesure de son sang-froid. Judy et Bernie l’attendaient au sixième, à la sortie de l’ascenseur. « Où est notre bonhomme? », demanda-t-il sans préambule.
« Dans la salle de conférence », répondit le jeune homme.
« Et sa corneille?
— Il l’a libérée après le test. » Bernie ricana en voyant la perplexité de Randall.
« Il a dit qu’elle méritait de prendre l’air après tout ce temps en cage », ajouta Judy. « Viens, je vais vous présenter. »
Le candidat victorieux était assis au bout de la table ovale. Il portait un jean et un T-shirt de la Fondation par-dessus sa chemise. Son visage s’illumina à la vue de Randall.
Il était jeune – du point de vue d’un octogénaire, du moins – et aimable en apparence. Randall, prêt à la confrontation, s’était attendu à trouver un homme satisfait, suffisant, content d’avoir démontré sa supériorité. Gauss n’était rien de cela.
« C’est un honneur pour moi, monsieur James », dit-il en tendant la main. « Je me souviens, la première fois que j’ai entendu parler de vous, c’était durant mon adolescence, en lisant Les mystères de l’inexpliqué.
— Ah, je connais ces ouvrages », répondit Randall. « Ils présentent Yoha Geiger comme un véritable exemple de télékinésie et de clairvoyance, si je me souviens bien…
— C’était avant votre face-à-face. La controverse battait son plein. Vous étiez déjà dépeint comme la voix de la raison et du scepticisme.
— Dans une série sur le paranormal, c’était louable », dit Bernie.
Randall haussa les épaules. « Je peux m’entretenir avec vous quelques minutes, monsieur Gauss? », demanda-t-il avec un regard oblique à ses collaborateurs.
« Je vais préparer du thé », dit Judy.
« Je vais t’aider », dit Bernie. » Ils quittèrent la salle.
Randall déposa une fesse sur la table pour donner un répit à ses pauvres jambes. « Où est le reste de votre équipe?
— Ils sont allé manger un morceau », répondit Gauss. « Judy m’a dit que vous vouliez me rencontrer, et je dois dire que c’est réciproque. Je les ai donc laissé partir sans moi. »
Randall passa sa main de son front à sa nuque. « Je vais être honnête avec vous : je ne m’attendais pas à ce que mon défi soit relevé un jour.  
— Je comprends. » Son ton était sincère, sans arrogance larvée. « J’imagine que vous voulez savoir d’où provient mon don, comment je l’ai développé?
— Pour tout vous dire, cela ne m’intéresse pas vraiment. » Quelle importance pouvait avoir l’habillage d’une supercherie? La seule chose qu’il voulait savoir, c’était son truc. « Durant les échanges préliminaires, vous avez dit à mon équipe que vous seriez prêt à vous soumettre à n’importe quel protocole…
— Oui.
— Seriez-vous disposé à me laisser effectuer une nouvelle série de tests? » Maintenant que son succès avait été confirmé, Randall assumait qu’il se défilerait face à tout ce qui pourrait remettre en question sa victoire.
À sa grande surprise, Gauss répondit : « Bien entendu. Tout ce qu’il faudra pour vous convaincre. Monsieur James, je vois que vous êtes étonné. Je comprends bien que vous avez consacré votre vie à la promotion du scepticisme. Vous devez toutefois réaliser que je ne suis pas un charlatan, je ne suis pas un prestidigitateur, je suis simplement un homme inquisiteur, comme vous, qui s’est retrouvé mêlé à une série d’événements que je qualifierais de paranormaux. Je me suis rapproché de ceux qui en étaient l’origine afin de mieux comprendre. Ils m’ont initié comme l’un des leurs, et c’est en les côtoyant que j’ai développé certaines capacités… Je crois que le monde est en droit de connaître leur existence.
— Et votre corneille? » Randall n’était pas prêt à lâcher le morceau. « Est-elle nécessaire à votre démonstration? Pourrait-elle être remplacée par une autre?
— Non. Ozzy s’est développée avec moi. Notre lien est unique. »
Randall sourit à l’intérieur. Il avait mis le doigt sur un paramètre – peut-être le premier – que Gauss tenait à tout prix à contrôler. Il fallait tabler sur cette piste. « Voyez-vous une objection à ce qu’un vétérinaire examine… Ozzy?
— En fait, j’apprécierais… »
Randall fronça les sourcils. « Pourquoi donc?
— Je ne sais toujours pas si c’est un mâle ou une femelle… »
Ce bonhomme était aussi imperturbable que… Que s’il disait la vérité. « Je vais faire arranger un rendez-vous. Bernie m’a dit que vous aviez libéré votre oiseau… Comment comptez-vous le récupérer?
— Oh, c’est facile. Il est quelque part par-là », dit-il avec un mouvement de la main. « Lorsque je vais l’appeler, il va venir.
— Vraiment? Pourriez-vous le faire pour moi?
— Bien entendu. C’est fait : Ozzy est en route. Il va nous attendre en bas.
Ils marchèrent jusqu’à l’ascenseur, au rythme dicté par les jambes de Randall.
« Vous pouvez communiquer avec lui mentalement? »
Gauss réfléchit un instant. « Oui, en quelque sorte. »  
Comme promis, une grosse corneille les attendait devant la porte. Gauss tendit le poing; elle vint s’y percher. « Ozzy, je te présente Randall James. M. James, voici Ozzy. » L’oiseau croassa en battant des ailes, sans quitter son perchoir. Gauss le caressa, un sourire tendre aux lèvres.
Soit il était sincère, soit il était le meilleur menteur que Randall ait rencontré de toute sa vie. Il fallait le déstabiliser, percer ses défenses… Pris d’une inspiration soudaine, Randall lança : « Je dois vous dire…
— Quoi?
— Il y a un problème avec le million.
— Ah oui? » Pas de panique, pas même de sursaut. Il continua à lisser les plumes d’Ozzy, sans plus de réaction que si on lui avait dit le temps est à la pluie… Comme si ses motivations étaient telles qu’il les avait décrites : un curieux voulant partager ses trouvailles. Rien de bassement vénal…
« Nous devrons passer par notre banque pour préparer le chèque », dit-il pour se rattraper. « Vous devrez peut-être patienter un jour ou deux…
— Pas de problème. Nous pourrons en profiter pour faire les épreuves supplémentaires que vous avez en tête… »
Randall ne savait plus quoi penser. Édouard Gauss n’avait rien en commun avec les autres qu’il avait testés au fils des décennies. Le scepticisme avait des racines profondes en lui, mais à bien y penser, le précepte central de la doctrine n’était pas de ne rien croire… Mais plutôt de juger des croyances à partir des indices issus d’une démarche scientifique.
« Bon, je mords. D’où vient ce lien particulier avec votre oiseau? »
Gauss sourit. « Je sais que vous n’allez pas me croire, mais voici quand même. À cette époque, j’étais sous l’effet d’une compulsion qui ne me lâchait pas, quand un matin, j’ai eu une intuition… »
Oh boy, pensa Randall. Here we go… 

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