Félicia Lytvyn l’accueillit avec un
petit sourire. Une bouteille de blanc déjà entamée trônait au milieu de leur
table. « J’imagine que ça t’a surpris que je te donne rendez-vous »,
dit-elle.
Il répondit d’un geste, mais l’arrivée
d’un serveur, menus à la main, empêcha toute élaboration… Tant mieux. Espinosa
comptait parmi ses principes que dans le doute, mieux valait écouter que parler.
« Félicitations pour ton
bâton », lança-t-il tout de même. Félicia s’illumina de son plus beau
sourire pendant un instant à peine avant que son expression ne s’assombrisse.
« J’ai beaucoup appris avec lui », alludant à Kuhn.
« C’est une perte terrible. Je me demande comment quelqu’un a pu lui faire
ça. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche…
— Tricane ne serait pas
d’accord… » Selon Gordon, il était responsable de sa démence.
« Elle, si elle a le malheur de
croiser mon chemin, je vais lui faire payer.
— Si elle croise ton chemin, tu
ferais mieux de t’écarter.
— Le cas de Hoshmand n’a toujours
pas progressé? » Espinosa fit non de la tête pendant que le serveur lui versait
du vin. Ses dispositifs de surveillance lui avaient appris que Hoshmand
fréquentait maintenant Gordon. Il ne jugea pas utile d’en informer Félicia. Elle
continua : « Je ne sais pas ce que tu en penses, mais j’ai
l’impression que les choses sont en train de changer… Et j’ai l’intuition
qu’on n’a rien vu encore. » Elle but une gorgée qu’elle savoura longuement. Il
opta encore pour le silence.
« J’ai beaucoup réfléchi à propos de nous
pendant mon voyage. Je voulais te voir pour te dire… Te dire que je comprends. Lorsque
j’ai demandé que tu m’aimes, je t’ai mis dans une situation nouvelle pour toi.
Une situation que tu ne savais pas comment traiter. Tu es incomplet, et pas à
cause de… ce qui te manque. »
Espinosa se tortilla sur sa chaise
qui lui apparaissait de plus en plus inconfortable.
« C’est assez dur à croire,
mais tout compte fait, j’ai l’impression que tu as agi par amour. Enfin, ton
idée de l’amour. Ou ta peur de me perdre. Peut-être que c’est la même
chose. »
Espinosa voulait croire qu’il avait
agi par amour – le fait est que, peu enclin à l’introspection, il ne comprenait
pas exactement ce qui l’avait conduit à agir ainsi. Il fit oui de la tête, à
moitié en réaction à l’hypothèse de Félicia, à moitié pour se convaincre
lui-même.
« Même en les expliquant, tes
gestes envers moi demeurent graves. Je ne pense pas que je puisse te faire
confiance à nouveau. Mais je suis prête à te pardonner… À condition que tu… »
Une explosion détonna à proximité,
assez proche pour faire tinter toute l’argenterie et les lustres du restaurant.
Une serveuse alla la première coller son nez à la fenêtre. Pendant que Félicia,
Espinosa et la plupart des autres clients l’imitaient, elle recula d’un pas, la
main sur la bouche, les yeux écarquillés.
Deux blocs plus à l’est de Moro
s’élevait l’un des plus hauts gratte-ciels de La Cité, l’hôtel Hilltown.
L’explosion venait clairement de là. La façade était noircie sur deux étages;
les fenêtres cassées montraient qu’un incendie rageait à l’intérieur. Plus
remarquable encore, les flammes qui embrasaient l’intérieur dégageaient une
lumière bleu cobalt.
« C’est l’hôtel de Paicheler »,
dit Espinosa.
« Je l’avais dit… On n’a rien
vu encore. »
Il espérait qu’elle se trompe, mais
elle avait probablement raison.
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