dimanche 20 mai 2012

Le Noeud Gordien, épisode 221 : Moro

Une hôtesse courtoise accueillit Gianfranco Espinosa au restaurant Moro. Elle le conduisit à la table où l’attendait l’instigatrice de ce rendez-vous. Durant leur fréquentation, elle s’était plu à découvrir ce genre d’établissement. Situé à la bordure entre le Centre et la Petite Méditerranée, Moro promettait une cuisine finement éclectique. Espinosa n’avait pas la moindre idée de ce que ceci pouvait signifier.
Félicia Lytvyn l’accueillit avec un petit sourire. Une bouteille de blanc déjà entamée trônait au milieu de leur table. « J’imagine que ça t’a surpris que je te donne rendez-vous », dit-elle.
Il répondit d’un geste, mais l’arrivée d’un serveur, menus à la main, empêcha toute élaboration… Tant mieux. Espinosa comptait parmi ses principes que dans le doute, mieux valait écouter que parler.
« Félicitations pour ton bâton », lança-t-il tout de même. Félicia s’illumina de son plus beau sourire pendant un instant à peine avant que son expression ne s’assombrisse.
« J’ai beaucoup appris avec lui », alludant à Kuhn. « C’est une perte terrible. Je me demande comment quelqu’un a pu lui faire ça. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche…
— Tricane ne serait pas d’accord… » Selon Gordon, il était responsable de sa démence.
« Elle, si elle a le malheur de croiser mon chemin, je vais lui faire payer.
— Si elle croise ton chemin, tu ferais mieux de t’écarter.
— Le cas de Hoshmand n’a toujours pas progressé? » Espinosa fit non de la tête pendant que le serveur lui versait du vin. Ses dispositifs de surveillance lui avaient appris que Hoshmand fréquentait maintenant Gordon. Il ne jugea pas utile d’en informer Félicia. Elle continua : « Je ne sais pas ce que tu en penses, mais j’ai l’impression que les choses sont en train de changer… Et j’ai l’intuition qu’on n’a rien vu encore. » Elle but une gorgée qu’elle savoura longuement. Il opta encore pour le silence.
 « J’ai beaucoup réfléchi à propos de nous pendant mon voyage. Je voulais te voir pour te dire… Te dire que je comprends. Lorsque j’ai demandé que tu m’aimes, je t’ai mis dans une situation nouvelle pour toi. Une situation que tu ne savais pas comment traiter. Tu es incomplet, et pas à cause de… ce qui te manque. »
Espinosa se tortilla sur sa chaise qui lui apparaissait de plus en plus inconfortable.
« C’est assez dur à croire, mais tout compte fait, j’ai l’impression que tu as agi par amour. Enfin, ton idée de l’amour. Ou ta peur de me perdre. Peut-être que c’est la même chose. »
Espinosa voulait croire qu’il avait agi par amour – le fait est que, peu enclin à l’introspection, il ne comprenait pas exactement ce qui l’avait conduit à agir ainsi. Il fit oui de la tête, à moitié en réaction à l’hypothèse de Félicia, à moitié pour se convaincre lui-même.
« Même en les expliquant, tes gestes envers moi demeurent graves. Je ne pense pas que je puisse te faire confiance à nouveau. Mais je suis prête à te pardonner… À condition que tu… »
Une explosion détonna à proximité, assez proche pour faire tinter toute l’argenterie et les lustres du restaurant. Une serveuse alla la première coller son nez à la fenêtre. Pendant que Félicia, Espinosa et la plupart des autres clients l’imitaient, elle recula d’un pas, la main sur la bouche, les yeux écarquillés. 
Deux blocs plus à l’est de Moro s’élevait l’un des plus hauts gratte-ciels de La Cité, l’hôtel Hilltown. L’explosion venait clairement de là. La façade était noircie sur deux étages; les fenêtres cassées montraient qu’un incendie rageait à l’intérieur. Plus remarquable encore, les flammes qui embrasaient l’intérieur dégageaient une lumière bleu cobalt.
« C’est l’hôtel de Paicheler », dit Espinosa.
« Je l’avais dit… On n’a rien vu encore. »
Il espérait qu’elle se trompe, mais elle avait probablement raison.

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