dimanche 15 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 453 : À un cheveu

« Daniel! Attends! »
La vaste cage d’escalier avala l’appel de Pénélope et le laissa sans réponse. Les pas de Daniel résonnaient à un rythme fou, des toc toc toc réverbérés qui évoquaient la vitesse de ses entraînements les plus intenses. Pourquoi s’enfuyait-il ainsi vers les étages supérieurs de l’Agora?
Les muscles de Pénélope n’étaient pas moins optimisés que celui de son partenaire. Elle se lança à sa poursuite en sautant plusieurs marches à la fois avec la foulée d’une gazelle. Le temps qu’elle arrive au cinquième, Polkinghorne, qui s’était lancé à la suite de Daniel en même temps qu’elle, dépassait à peine le quatrième.
Elle émergea dans un petit entrepôt de fortune. Des caisses de denrées non périssables et quelques meubles étaient entassés le long des murs, mais Daniel ne se trouvait nulle part en vue. Elle tendit l’oreille et capta un bruissement sur sa gauche. Le son la conduisit devant une porte en train de se refermer. Elle l’emprunta et déboucha sur le toit de l’édifice.
Daniel se tenait sur la corniche, le bout des pieds dans le vide, sa longue chevelure battue par le vent des hauteurs. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fabriquer dans cette position précaire?
Elle remarqua qu’il pleurait. Un frisson lui parcourut l’échine. C’était la toute première fois qu’elle le voyait verser des larmes – elle aurait presque pu croire qu’il s’était débarrassé de cette fonction biologique en même temps que ses mauvaises odeurs ou sa pilosité importune.
Elle comprit alors son cri déchirant, sa fuite éperdue. Son désespoir s’avérait bien plus profond qu’elle l’aurait supposé. « Ne saute pas, je t’en prie! 
— Je n’en peux plus, dit-il entre deux sanglots. C’est encore pire qu’avant…
— Descends, s’il te plaît. »
Daniel lorgna le vide devant lui pendant que Pénélope retenait son souffle. Mais il finit par redescendre de la corniche. Pénélope soupira son soulagement et se précipita sur son homme pour l’enlacer. C’est à ce moment que Polkinghorne arriva, haletant comme un chien. Il dut percevoir la détresse l’un, l’effroi de l’autre : Il eut le bon sens de demeurer en retrait.
« Bon Dieu, Daniel… Allais-tu sauter?
— Oui », répondit-il, et le sang glaça dans les veines de Pénélope. « Mais je savais… Je savais que tu m’en empêcherais.
— Je ne te laisserai jamais tomber, mon amour », dit-elle en resserrant son étreinte. 
Il fit non de la tête, traversé par une nouvelle vague de larmes. Elle fronça les sourcils. Doutait-il de sa sincérité?
« Non, non, dit-il comme s’il avait entendu la question. J’ai vu ce moment sombre, je t’ai vu me suivre, je t’ai vu m’arrêter… Dix fois, vingt fois, trente fois!
— Que veux-tu dire? » Elle se désengagea de leur étreinte. « Tu l’as vu… Avant que je le fasse? »
Il fit oui de la tête. « Comme un rêve qui se répète sans cesse. Suis-je en train de le vivre pour vrai cette fois, ou suis-je encore en train de l’imaginer? » Il jeta un nouveau regard du côté de la rue. Pénélope lui saisit le poignet, craignant qu’il s’y lance d’un geste plus décisif. « Ce n’est plus un seul engrenage qui est cassé dans ma tête. C’est toute la machine. Je ne me reconnais plus… Je ne suis même plus l’ombre de l’homme que tu aimes. »
Toutes les tensions qu’avait subies leur couple au cours des dernières semaines, toutes les répliques tranchantes qu’ils s’étaient lancées, les déceptions, les chicanes, les silences orgueilleux, tout cela semblait bien mesquin face à la profondeur du désarroi de son homme. Pénélope ne se sentait pas moins désarmée.
Daniel lui chuchota à l’oreille : « Aurais-tu l’amabilité de me laisser t’examiner, un instant? »
Elle eut le temps de lui jeter un regard interloqué avant d’entendre Polkinghorne prononcer la même phrase, mot à mot. 
Ce n’était donc pas une illusion. Daniel entrevoyait le futur.
Interprétant leur silence comme un acquiescement, Polkinghorne se mit à examiner sa chevelure comme s’il lui cherchait des poux. « C’est ce que je pensais », dit l’homme après quelque temps. Il isola un cheveu de Daniel et l’arracha d’un mouvement sec. « Un cheveu blanc. »
Chez n’importe quel autre homme de son âge, l’étrangeté aurait été de ne pas en trouver davantage. Mais ils étaient tous les trois conscients que chaque aspect du corps du Maître avait été sciemment choisi pour l’approcher de la perfection. Ce cheveu, c’était bien plus qu’un signe de vieillissement : c’était le symptôme le plus tangible que quelque chose clochait chez lui.
« Comment?, demanda Pénélope, résumant en un mot les mille questions qui s’entrechoquaient dans sa tête.
— Vous avez amplement entendu parler de Tricane, offrit Polkinghorne. Au début, je croyais qu’elle était simplement fêlée. Après sa rupture avec les Seize, lorsque nous avons voulu la remettre à sa place, j’ai personnellement pu constater qu’elle disposait de pouvoirs pour le moins surprenants. Et aussi – surtout – d’une tête de plus en plus blanche. Voyez-vous, depuis Harré, cheveux blancs et metascharfsinn vont de pair. Je crois sincèrement que c’est ce dont il est question, ici. Confusion, détresse, clairvoyance… Ne manquait plus que ceci », conclut-il en montrant ce qu’il tenait entre ses doigts. « Tout y est. »
Un silence lourd s’ensuivit. Puis, tout à coup, le visage de Daniel s’éclaira. « Il y a un remède!? »
Polkinghorne toussota. « Je, heu, oui, j’allais le dire. Longtemps avant que Tricane devienne renégate et anathème, Gordon l’a gardée sous son aile. Apparemment, il aurait inventé une sorte de cure pour l’aider à penser plus clairement…
— Il y a un remède!, répéta Daniel. Je sais quel est mon problème, et il existe un remède! Je vais aller mieux! »
Pénélope sourit pour cacher son inquiétude. Après tout, penser plus clairement n’était pas la même chose qu’être guéri… Il ne lui restait qu’à espérer que la déclaration de Daniel soit une prophétie plutôt qu’un simple espoir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire