Aizalyasni souriait en finissant le
lit de sa dernière chambre. Les fenêtres laissaient filtrer une journée splendide,
l’un de ces derniers soubresauts de véritable chaleur avant que les arbres se
dénudent et que la neige et le froid prennent le dessus jusqu’au printemps.
Elle compléta sa fiche de temps et
se rendit au vestiaire. Elle avait pris l’habitude de se doucher au début et à
la fin de chacun de ses quarts. La douche du début était nécessaire pour obtenir
l’apparence soignée que l’Hôtel Royal exigeait de ses employés. Celle de la fin
avait plutôt pour but de rincer d’elle toutes les impuretés auxquelles elle
s’était frottée.
L’Hôtel Royal était le dernier vestige
d’une ère révolue dans le domaine de l’hôtellerie, un temps où les employés
vivaient à peu près sur leur lieu de travail. Depuis la fermeture du Hilltown,
le Royal était le seul à offrir à ses employés un service de buanderie et un
accès à une cafétéria sans autre contrôle que le pouvoir discrétionnaire des
cuisiniers qui l’opéraient. Ces mesures coûtaient à la compagnie, mais elles
n’étaient pas sans bénéfices non plus. L’Hôtel s’enorgueillissait de la loyauté
de son personnel; pour peu que l’employé soit poli et consciencieux, il pouvait
en retour bénéficier d’une quasi permanence. Depuis quatre-vingt-quatre ans,
aucune crise économique n’avait convaincu les propriétaires de faire autrement.
Nini avait eu la chance d’obtenir un
poste temporaire au début de la saison touristique; elle avait été enchantée
lorsque la gouvernante avait suggéré la garder à temps partiel durant la basse
saison. Les journées étaient dures, mais après les bonnes semaines sur le plan
du pourboire, il lui en restait assez pour transférer un peu d’argent à sa
mère.
Propre, séchée et vêtue de ses
vêtements civils – jeans et gilet à capuchon des plus quelconques –, elle
alla déposer son uniforme à la buanderie. Sa journée de femme de chambre était
faite, mais sa journée d’étudiante commençait.
Sa collègue Noémie profitait de la
belle journée en grillant une cigarette dans le fumoir à ciel ouvert qui se
trouvait à quelques pas de la sortie de service. Elles s’appréciaient
mutuellement malgré leur différence d’âge. Elle avait eu trente ans cet été;
Aizalyasni n’avait pas l’habitude de fréquenter des femmes aussi vieilles.
« Tu as fini ta journée?
— Oui. Mais pas vraiment : il
faut que j’aille étudier.
— Ah! Je ne t’envie pas. Moi, tu
sais, l’école… »
Nini lui sourit avant de poursuivre
son chemin. Les études n’étaient pas toujours faciles, mais elles demeuraient
la meilleure façon de ne pas astiquer les toilettes des autres jusqu’à la fin
de sa vie. Noémie occupait son emploi au Royal depuis six ans : il devait
la satisfaire. Pour Nini, les choses étaient plus compliquées. Elle avait déjà
connu un meilleur train de vie, mais c’était grâce à un raccourci qu’elle
refusait maintenant d’emprunter. Les études s’imposaient comme un point de
passage obligé vers une vie meilleure.
Par ailleurs, il fallait reconnaître
que malgré les difficultés, elle aimait
les études. La fierté de s’engager dans un parcours valorisant aux yeux du
monde n’était qu’une fraction de son sentiment. Un autre apport venait du fait
de côtoyer les filles de son programme… Elles lui offraient une perspective sur
la vie dont elle avait été coupée depuis son arrivée au pays. Ces filles
étaient si… normales comparées à
elle… La voyaient-elles pareillement? Pouvaient-elles deviner son parcours cahoteux
derrière sa propre apparence de normalité? Au fond, peut-être cachaient-elles
aussi des vies différentes de ce que les apparences montraient?
Plus que la fierté, plus que le
milieu, c’était l’espoir d’une vie meilleure qui lui faisait aimer les études.
La possibilité de se rendre utile, d’aider les gens. De faire une différence.
D’un pas lent pour mieux profiter du
beau temps, elle se rendit au Quixote, le secret le mieux gardé du Centre. Situé
au sous-sol d’une bouquinerie, le café il offrait à ses clients une ambiance
aux antipodes des chaînes de distribution de caféine en vogue dans les grands
centres : des sofas couverts de coussins dépareillés, des lumières tamisées,
des recoins où on pouvait s’installer pendant des heures sans jugement de la
part des employés… Le Quixote était ouvert vingt-quatre heures sur
vingt-quatre; en plus du café, il proposait des sandwiches, des viennoiseries
et des boissons alcoolisées. Aizalyasni ne l’avait jamais vu plein à craquer,
mais jamais vide non plus. Bref, l’endroit parfait pour faire ses lectures et
ses travaux.
Elle avança ses lectures de la
semaine aussi longtemps qu’elle le put. Elle en était à lire un chapitre
ennuyant, quoiqu’à propos d’un sujet intéressant – la relation d’aide. Vers
dix-huit heures trente, elle décida qu’elle avait trop faim pour continuer. Elle
sortit du Quixote pour découvrir avec surprise la nuit presque tombée. Les
journées raccourcissaient… Elle s’acheta quelques trucs à l’épicerie : une
salade pré-assemblée, un pudding aux framboises et une boîte de brioches
glacées au sucre. Elle mangea la salade et le pudding à la sortie, adossée
contre la vitrine. Un peu plus loin, elle observa deux filles faire le
trottoir, le visage abruti par la drogue et la fatigue. Maintenant que le
soleil était disparu, elles étaient trop peu vêtues pour la fraîcheur de la
nuit. Aizalyasni remercia le ciel de n’être jamais descendue aussi bas.
Elle mit le cap sur le centre
communautaire du boulevard St-Martin. Une fois là-bas, elle trouverait
certainement des habitués du Terminus qui accepteraient de l’accompagner
jusque-là pour l’oraison du soir. Avec un peu de chance, quelqu’un retournerait
avec elle jusqu’à son squat. Sinon, elle pourrait toujours dormir sur place
jusqu’à l’oraison du matin…
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