Lorsqu’Édouard quitta le laboratoire
souterrain de Gordon, l’antidote commençait à dissiper son effet, laissant la
place à la compulsion. La tension familière réapparaissait, et avec elle, cette
volonté de se plonger corps et âme dans les exercices de développement de
l’acuité. Maintenant qu’il disposait d’une soupape capable de lui donner quelques
heures de congé ici et là, il s’en accommodait bien. Son travail n’était pas
pénible lorsqu’il pouvait se permettre de prendre soin de ses besoins
essentiels… Il n’avait pas encore décidé s’il allait s’y mettre pour le reste
de la nuit, ou s’il allait plutôt choisir le lit. En ce moment, il ne
s’endormait pas du tout.
La visite avait été
fructueuse : Gordon lui avait livré toutes les réponses qu’il avait
cherchées – quoique pas nécessairement celles qu’il avait voulu entendre.
Tricane était anathème, une ennemie
déclarée de la communauté des magiciens. Semble-t-il qu’elle avait pris part
dans la mise à mort de deux Maîtres-avec-un-grand-M – ceux qui avaient accompli
le Grand Œuvre. Un meurtre est toujours horrible, mais celui-là était
particulièrement odieux. Malgré leur nom, les Seize n’étaient en fait qu’onze,
maintenant réduits à neuf à cause d’elle. Toute l’expertise des magiciens se
trouvaient dans la tête de ces bonzes, chacun avec des secrets connus de lui
seul. Ces meurtres équivalaient à incendier des bouts de la grande bibliothèque
d’Alexandrie : la perte définitive d’une sagesse ancestrale durement
gagnée. À tout le moins, les maîtres-avec-un-petit-m – les adeptes assez
avancés pour avoir complété leur panoplie rituelle – en préservaient des
bribes… Mais combien de fois auraient-ils à réinventer la roue avant d’arriver
au niveau de leurs instructeurs?
Ce qui avait le plus étonné Édouard,
c’était que malgré qu’on l’ait nommée anathème, et malgré qu’on soupçonne
qu’elle se terrait toujours dans La Cité, personne ne semblait vouloir la
châtier. Ou plutôt : personne n’y pouvait
faire quoi que ce soit. C’était en tentant de le faire que Hoshmand avait
été vidé de toute magie…
Édouard avait cru à une conspiration
planétaire de magiciens insinués partout; pour une première fois, il constatait
leurs limites. En interrogeant Gordon, sans préciser la réflexion derrière la
question, il avait appris qu’il y avait au total entre quarante et soixante
initiés de par le monde. Cela mettait en perspective la portée de leur influence.
Ils pouvaient peut-être espionner qui ils voulaient, modifier des souvenirs,
voire même contrôler les actions des gens, ils ne pouvaient être partout à la
fois; même ceux qui ne dormaient plus ne disposaient pas de plus de
vingt-quatre heures dans une journée. De plus, ils étaient loin d’être
partout : ils s’agglutinaient dans des villes dites radiesthésiques,
c’est-à-dire ayant des zones comme le Centre-Sud, dont l’énergie était si
concentrée qu’elle avait failli le tuer. Ces zones, quoique dangereuses,
rendaient possibles les procédés les plus avancés, comme ceux derrière la
Joute… Une véritable relation d’amour-haine pour sorciers.
Il passa la totalité du trajet
plongé dans ses pensées. Gordon semblait croire qu’il pourrait rester dans La
Cité. Édouard voulait le croire, mais… pourquoi avait-il l’impression qu’on se
jouait de lui?
Lorsqu’il arriva chez lui, sa
décision était arrêtée. Un joueur n’est
jamais un pion.
Il était près de deux heures du
matin. Il lui restait une dizaine de minutes avant de devoir se mettre au travail. C’était trop tard pour parler à
Claude, mais l’heure était parfaite pour Alexandre. S’il répondait, il
suffirait à Édouard de priser une nouvelle dose d’antidote.
Lorsqu’Alexandre décrocha, son
« Allo? » fut chuchoté.
« Est-ce que je te dérange?
— Ben, un p’tit peu »,
répondit-il se le même ton. « Je ne suis pas tout seul.
— Ah non? Comment elle s’appelle?
— Qu’est-ce que tu veux?
— Je peux passer te voir? J’ai du
nouveau. »
Silence. « Je ne suis pas loin
de chez toi. Je peux être là dans dix minutes. S’il le faut. Est-ce que c’est
important?
— Je dirais que oui. C’est le temps
de passer à l’action. »
Nouveau silence, plus long que le
premier. « J’arrive. »
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