Pendant que Gordon réfléchissait,
Édouard, lui, pensait au pire. L’idée de se retrouver avec Avramopoulos dans un
pays étranger était des plus déplaisantes. Il avait réussi son infiltration
mieux qu’il l’aurait espéré – il était l’un d’eux, rien de moins –, mais sans
ses proches, il ne pourrait simplement pas continuer. Ses filles le
reconnectaient avec une sorte de vraie
vie en marge de cet autre monde d’intrigues et de mystères dans lequel il
baignait désormais… Un monde de magiciens centenaires et de compulsions
surnaturelles où on pouvait se retrouver dans le coma en méditant au mauvais
endroit… Alexandre et Claude, inversement, lui permettaient d’encaisser toutes
ces nouveautés sans perdre la tête, le premier en le suivant dans ses
explorations, le second grâce à son regard critique de tous les instants. Même
Gordon, à sa manière, lui apportait un certain sentiment de sécurité. Partir à
Tanger, ce serait la solitude, la vraie.
« Est-ce qu’Avramopoulos
t’enseigne personnellement? »
Édouard sursauta lorsque la voix de
Gordon le tira de ses pensées. « C’est arrivé, quelques fois. Surtout au
début. En général, j’étais supervisé par Hoshmand. C’est lui qui me disait quoi
faire, pendant combien de temps, et ainsi de suite.
— C’est un indice qu’il ne tient pas
absolument à t’avoir avec lui. J’aurais été surpris qu’il veuille enseigner le
B. A.-BA à quelqu’un en tout début de parcours. »
Le cœur d’Édouard bondit.
« Est-ce que ça veut dire qu’il pourrait partir sans moi?
— Avramopoulos est souvent
capricieux. Le connaissant, plus tu revendiques ta liberté, plus il voudra resserrer
son contrôle.
— Autrement dit, je n’ai pas intérêt
à essayer de le convaincre. Mais si je ne fais rien…
— Tu ne seras pas plus avancé.
— Félicia a carrément claqué la
porte. J’imagine que je n’ai pas le luxe de faire pareil?
— C’est une adepte confirmée :
elle peut choisir avec qui elle travaille », dit Gordon avec un petit sourire.
« Toi, tu n’es encore qu’un initié à la toge blanche. Ta vie est entre ses
mains. »
Édouard frissonna. « Il me
tuerait si je le quittais?
— Je ne crois pas. Mais le processus
qui t’empêche de parler aux non-initiés ne suffirait plus : il faudrait
altérer tes souvenirs. Il y en aurait beaucoup à effacer. » Édouard avala
difficilement. Gordon continua. « Il vous a menti en affirmant que
j’acceptais son retrait de la Joute. C’est peut-être là que se trouve notre
marge de manœuvre.
— C’est-à-dire?
— Tôt ou tard, il devra réellement
en discuter avec moi. Il s’attend à ce que j’accepte d’annuler le tour. Je
pourrai sans doute négocier quelque chose à notre avantage. »
La marge de manœuvre parut un peu
étroite aux yeux d’Édouard. « Je ne comprends pas grand-chose à ces
histoires de Joute… C’est une sorte de jeu entre maîtres, c’est ça?
— Précisément. »
Une image d’Avramopoulos et Gordon
en shorts sur un terrain de pétanque traversa l’esprit d’Édouard. « Hum.
Quel genre de jeu?
— Il se joue en deux temps. La
première partie tire profit d’un cercle préparé avec un procédé complexe. Les
adversaires sont happés dans un univers fictif, mais qui leur apparaît réel à
tout point de vue. C’est difficile à décrire, lorsqu’on ne l’a jamais vécu. Tu
sais, lorsque tu rêves, il t’arrive peut-être de te trouver au milieu
d’événements compliqués que tu comprends instinctivement, même si tu n’as pas
vu le début…
— Je sais très bien ce que tu veux
dire. » Depuis toujours, les rêves d’Édouard avaient une composante
anxieuse : des échéances passées (dont il venait d’apprendre l’existence)…
des endroits où il doit être (mais
qu’il ne parvenait pas à trouver)... des gens à convaincre (mais qui ne parlaient
pas la même langue que lui)... Ces tendances étaient encore pires lorsqu’il
dormait en proie à l’effet de compulsion.
« Durant la Joute, les joueurs
perdent le contact avec leur moi réel pour se retrouver entièrement pris par
une situation où ils sont opposés l’un à l’autre. On peut dire qu’ils échangent
la réalité usuelle pour une autre réalité qui, de leur point de vue, devient
vraie le temps du jeu. Tu comprends?
— Une sorte de jeu de rôle, bref.
— Oui, mais je ne saurais trop
souligner que le joueur devient le
personnage. Il y a toujours un gagnant et un perdant dans ces confrontations.
C’est ce qui nous amène au deuxième volet... Le gagnant peut imposer un défi aux
lieutenants du camp perdant. Il s’agit presque toujours de démontrer sa capacité
à changer le monde de quelque façon. Par exemple, lors de ma dernière victoire,
j’ai demandé à Avramopoulos de repeupler le Centre-Sud.
— Tu veux dire que tout ce mouvement
de revitalisation…
— …est la conséquence directe de la
Joute. S’ils réussissent leur défi, les lieutenants peuvent en quelque sorte
annuler le point marqué par le jouteur. Le gagnant est donc celui qui démontre
la plus grande volonté dans le cercle tout en ayant les meilleurs lieutenants.
Il y a quelques autres éléments dont je te dispense, mais en gros, voilà!
— Ça me semble compliqué…
— Pas plus que le football, le
criquet ou le bridge, à tout prendre. Tout devient clair lorsqu’on joue
soi-même. Les règles ont un peu été élaborées dans le feu de l’action, après la
découverte du procédé nécessaire. C’est beaucoup pour celui qui les découvre
tout d’un coup.
— J’imagine qu’un jeu qui a le monde
entier comme terrain ne peut pas être si simple… Je pourrais essayer?
— Ah non! Il faut des décennies de
discipline mentale pour survivre au cercle. Les lieutenants peuvent en
expérimenter une version mineure, mais tu es loin d’être prêt à jouer ce rôle.
Par exemple, aurais-tu été capable de revitaliser le Centre-Sud?
— Non », reconnut Édouard.
« Je ne crois pas.
— Hoshmand, lui, aurait sans doute
réussi. Sa rencontre avec Tricane a compliqué les choses…
— À propos, qui est cette Tricane
dont tout le monde parle?
— Dont tout le monde parle, c’est
peu dire », répondit Gordon d’un air las.
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