dimanche 7 juillet 2013

Le Noeud Gordien, épisode 277 : Déménagement

Le message qu’Avramopoulos avait laissé sur la boîte vocale d’Édouard était tout simple : « Hôtel Royal. Ce soir. Vingt-et-une heure ». La convocation, laissée sur un ton sec, venait ajouter un stress aigu à toutes les tensions avec lesquelles il composait déjà. Ses enregistrements secrets? Ses réunions avec Alexandre et Claude? Avec Gordon? Avait-il commis un impair sans même le savoir?
À tout le moins, la convocation était lancée pour le jour même. Si la rencontre avait eu lieu une semaine plus tard, Édouard aurait eu le temps de développer un problème cardiaque...
La poudre brune que Gordon lui avait fournie lui permettait dorénavant de préserver une mesure de santé mentale au quotidien. Lorsque la fatigue ou les obligations l’obligeait à faire autre chose que s’exercer, il en prisait une pincée avant de passer à autre chose. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui, il allait devoir délaisser ses exercices… tout en ressentant la compulsion d’y retourner. Il ne voulait pas risquer qu’Avramopoulos le voie moins fébrile que d’ordinaire et que son attitude trahisse sa collaboration avec Gordon.
Afin de tromper sa nervosité, Édouard décida de s’activer et marcher jusqu’au rendez-vous. La soirée était plutôt fraîche; la nuit tombée à cette heure précoce rappelait que le froid et la neige seraient bientôt là.
Édouard pouvait sentir la présence d’Ozzy à quelques kilomètres plus au sud. Son ami à plumes semblait morose depuis quelques semaines. Il avait d’abord supposé que les changements saisonniers confondaient simplement ses repères; une recherche plus poussée lui avait appris un facteur qu’il avait jusque-là négligé. Les corneilles étaient des oiseaux migrateurs. Ozzy était-il tiraillé entre ses instincts et son attachement pour cet humain qui l’avait recueilli? Il avait également appris que certains individus choisissaient de ne pas migrer avec la masse – il se souvenait d’ailleurs d’avoir déjà observé des corneilles en plein hiver, quoique moins nombreuses que le reste de l’année. Il espérait de tout cœur qu’Ozzy décide de passer l’hiver dans La Cité.
Arrivé devant l’hôtel, il inspira quelques fois pour juguler le stress. C’était dans cet hôtel qu’il avait discuté face-à-face avec Avramopoulos pour la première fois. Il ne conservait aucun souvenir de leur rencontre, mais il avait écouté l’enregistrement assez souvent pour pouvoir le réciter mot-à-mot. Avramopoulos était retourné y vivre après avoir abandonné sa maison du Centre-Sud – Édouard plus que quiconque savait pourquoi : la zone était dangereuse, voire mortelle pour les initiés.
Il activa son micro avant d’entrer dans le lobby. Il n’était pas le seul à avoir été convoqué : Félicia Lytvyn discutait avec Loren Polkinghorne dans un coin reculé de la pièce. Celui-ci salua Édouard d’un mouvement lorsqu’il le remarqua. Pour sa part, Félicia alla à sa rencontre pour lui faire la bise. « Comment va ta fille? », demanda-t-elle.
« Bien, bien, vraiment!
— Elle n’a pas été trop perturbée par notre soirée?
— Elle ne m’en a pas reparlé. Je crois qu’elle est surtout contente d’aller mieux. Et d’enfin dormir la nuit… Comment te remercier?
— Oh, ne t’en fais pas, c’est rien du tout.
— Tu sais pourquoi nous sommes ici?
— Aucune idée. »
La porte de l’ascenseur s’ouvrit avec un ding à l’heure pile. Derek Virkkunen se trouvait à l’intérieur. « Tout le monde est là? Vous pouvez monter. » Il tourna la clé qui permettait d’accéder au penthouse. Lorsque les portes s’ouvrirent, Édouard espéra reconnaître quelque détail de la suite, à tout le moins une impression de déjà-vu… Mais ce fut le néant total.
Avramopoulos les attendait au bout de la table d’une salle à manger assez somptueuse pour accueillir un dîner d’état. Il leur fit signe de s’asseoir. « J’en ai assez de La Cité », dit-il du même ton sec que dans son message. « Nous partons pour Tanger mercredi prochain. »
À en juger par leurs expressions, seul Virkkunen était déjà au courant : Polkinghorne affichait une moue résignée, et Félicia… Un sourire?
« Et Hoshmand? », demanda Polkinghorne.
« On s’en fout, de Hoshmand. Il a fait son choix. Qu’il vive avec.
— Et pour la Joute?
— C’est compliqué, vu que Hoshmand était mon seul lieutenant pour ce tour. Comment continuer sans lui? J’ai fait valoir à Gordon que j’étais assez avancé dans mon défi avant qu’il ait son accident. Il a reconnu que nous pourrions annuler le tour. Latour est maintenant installé à Tanger et je suis certain qu’il veut sa revanche pour Kiev… » Édouard ne comprenait rien à cette affaire de Joute, sinon que les maîtres en étaient passionnés. « Je vous ai fait venir entre autres pour discuter de notre stratégie. Idéalement, je révélerai notre présence en mars, en avril au plus tard. Polkinghorne, est-ce que Lytvyn a recueilli des informations pertinentes durant son temps passé là-bas?
— Pas besoin de faire comme si je n’étais pas là. Je peux parler pour moi-même », dit Félicia d’un ton posé, encore souriante.
Avramopoulos la regarda enfin. « Qu’est-ce que tu as à sourire comme ça? 
— Peu importe. Une chose est sûre : je n’irai pas à Tanger.
— Tu iras où ton maître te dira d’aller! 
— Alors, je ne vois qu’une solution », dit-elle en se tournant vers Polkinghorne. « Je suis désolée que ça finisse ainsi, mais je préfère quitter ta tutelle et me trouver un nouveau maître. Merci pour tout. » Elle se leva, lui fit la bise et s’en alla sans laisser à quiconque le loisir de répliquer. En fait, Avramopoulos semblait trop estomaqué par son arrogance pour aligner deux mots. Polkinghorne, lui, avait l’air d’un marin qui s’accroche au bastingage avant d’encaisser une lame de fond.
« Je te l’avais dit! Je te l’avais dit que ça ne servait à rien d’initier des femmes! Elles sont toutes pareilles, arrogantes, manipulatrices, égoïstes… Et celle-là est encore plus insupportable depuis qu’elle a son bâton! » Il continua à enfiler ses reproches envers Lytvyn, les femmes et le monde en général à un Polkinghorne qui semblait vouloir être n’importe où sauf là.
C’est pendant ce temps qu’Édouard, distrait par cette compulsion qu’il ne pouvait ni ignorer, ni satisfaire, comprit enfin qu’Avramopoulos s’attendait à ce qu’il quitte La Cité lui aussi. « Un instant! », dit-il en interrompant la litanie accusatrice. « Je vais devoir aller au Maroc moi aussi? Mais ma famille est ici! Mes filles ont besoin de leur père! »

— J’en ai assez de toute cette insubordination. Grands dieux! Je vous offre les clés de l’univers, et vous osez exiger ceci et cela? Sortez! Tous! Tout de suite! Je vous ai assez vus! » 

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