dimanche 20 juillet 2014

Le Noeud Gordien, Épisode 329 : Six des Seize, 3e partie

Les quatre Maîtres croisèrent Gordon sur le seuil de la salle de conférence. Celui-ci serra la main à Van Haecht. « Arthur! », dit-il, sourire aux lèvres. « Te voilà enfin! » Son plaisir semblait sincère, quoiqu’Olson ignorait sur quoi il reposait. Son propre mépris de Van Haecht était pour lui une conclusion nécessaire lorsqu’il tenait compte de son histoire, sa personnalité et son talent…
« Comment vont tes fils? »
Van Haecht bomba le torse et roula sa moustache entre deux doigts. « Adam a commencé les préparatifs pour accomplir le Grand Œuvre.
— Eh bien! » dit Latour en lui donnant une tape dans le dos. « À ce rythme, les Seize seront à moitié des Van Haecht. »
Adam, Arie, Aart et Asjen : les quatre fils de Van Haecht étaient tous initiés, quoique d’envergure variable. Adam était l’aîné; il avait déjà servi Olson comme lieutenant dans la Joute. Il fallait reconnaître qu’il était assez talentueux, bien qu’un peu borné. Des autres, il n’avait rencontré qu’Asjen, le benjamin. Un idiot rêveur, incapable de la discipline requise pour devenir Maître, et laid comme un singe de surcroît…
Les Maîtres continuèrent à s’échanger des plaisanteries jusqu’à l’arrivée d’Avramopoulos, une fois de plus en retard. Cette fois, il n’était pas seul. Derek Virkkunen l’accompagnait. Bien malgré lui, le cœur d’Olson s’emballa à la vue de l’artiste. Olson était un fan de la première heure, avant même que Virkkunen ne soit reconnu sur la scène internationale. Et longtemps avant qu’il apprenne qu’Avramopoulos l’avait initié.
« Bonjour, bonjour. Ah! Van Haecht. As-tu fait un bon voyage? » Il y avait une pointe de raillerie dans le ton d’Avramopoulos… Van Haecht croisa les bras et répondit d’un simple mouvement de la tête. « Compte tenu la gravité de la situation », continua Avramopoulos, « nous devions agir dès que possible.
— Olson vient de m’en informer », dit Van Haecht. « Je respecte votre décision.
— Très bien. Nous pouvons donc commencer.
— Un instant », dit Latour en pointant Virkkunen. « Est-ce approprié qu’il assiste à nos discussions?
— Derek a développé une compréhension particulière de la zone radiesthésique durant notre résidence au Centre-Sud. Son expertise pourra nous être utile. Je l’ai déjà mis au courant de notre rencontre précédente. Est-ce que quelqu’un s’oppose à ce qu’il demeure avec nous? » Personne ne pipa mot. « Très bien. Alors, où en sommes-nous? »
C’était rusé : en posant la question, Avramopoulos déléguait aux autres la responsabilité de fournir des réponses.
Olson prit les devants pour présenter sa théorie. « L’énergie radiesthésique n’est pas bornée à la zone du Cercle, même si là-bas, sa concentration devient dangereuse.
— Bien entendu », répondit Avramopoulos.
« En supposant que toute zone radiesthésique, même celle de La Cité, contient une quantité d’énergie qui n’est pas infinie, je crois qu’il serait possible de mettre en place un procédé – ou mieux encore, un dispositif – qui nécessite une grande quantité de cette énergie. En tirant beaucoup d’énergie du Cercle, on pourrait peut-être l’amener à un niveau moins menaçant. »
Latour et Gordon demeuraient plongés dans leurs pensées, peut-être en train de calculer la faisabilité de cette option. Mandeville, pour sa part, sauta aux conclusions. « Il y a beaucoup trop d’énergie! Personne ne peut faire un procédé de cette envergure! »
Olson avait prévu cet argument. « Personne… Individuellement. Mais par un heureux hasard, six Maîtres et un certain nombre d’adeptes se trouvent dans La Cité.
— Oh », dit-elle. « C’est mieux que la solution à laquelle j’avais pensé. Surtout à court terme.
— Et cette solution… », demanda Gordon
Mandeville frotta ses mains nerveusement. « Je pensais que tout le monde en arriverait aux mêmes conclusions que moi, mais… Voilà : plus il y a de Maîtres, moins il y a d’énergie. Il nous faut donc plus de Maîtres.
— Ce n’est pas en tirant sur les tiges que les fleurs poussent plus vite », dit Van Haecht.
« Il a raison », ajouta Avramopoulos d’un ton sec. « Il faudrait des années… Des décennies…
— Nous observons une hausse de l’énergie disponible d’une magnitude comparable à celle qui a suivi la purge de Harré », ajouta Gordon. « Il est vrai que nous pourrions supporter un plus grand nombre d’initiés, et de Maîtres, à un moment donné. 
— Il y a une autre piste. Peut-être », dit Latour en se levant. Il entreprit de marcher autour de la table, pensif comme s’il cherchait à trouver les mots justes. « L’avènement de Harré était un désastre, personne ne peut dire le contraire. Mais Gordon a raison : Harré a mis en branle des changements dont nous bénéficions aujourd’hui…
— Faites-vous l’apologie de Harré? », demanda Van Haecht, outré.
« Il ne faut pas blâmer l’outil pour ce qu’en fait l’ouvrier », offrit Latour. « Lorsque Harré a attaqué nos aïeux, ceux-ci ont été pris au dépourvu, confrontés à des procédés qui leur étaient inconnus. Vous dites que l’anathème a trouvé la voie vers la metascharfsinn? Peut-on risquer de nous retrouver encore impuissants face aux armes de nos ennemis? »
Latour laissa ses paroles faire leur effet. « Je crois que la meilleure option est de percer à notre tour les secrets de la metascharfsinn. »
Mandeville se tortilla sur son siège, visiblement mal à l’aise. « Si Harré et Tricane ont perdu l’esprit…
— Nous devrons faire mieux qu’eux », conclut Latour.
Avramopoulos se tourna vers son partenaire de vie. « Derek?
— Je ne saurais présumer être en mesure de choisir quoi faire à votre place », dit l’artiste d’une voix légèrement accentuée. « Mais vous profiterez peut-être de mes explorations. Mes… recherches m’ont fait découvrir que l’énergie radiesthésique correspond à une certaine fréquence vibratoire, analogue à une onde sonore. »
Personne ne s’était attendu à ce que Derek – qui portait toujours le blanc du novice – se lance dans ce genre d’explication.
« Je vais poursuivre en m’appuyant sur cette même analogie. Imaginez que nos procédés agissent comme un verre de cristal… Exposé à certains sons, le verre vibrera à son tour jusqu’à produire le son clair que vous connaissez.
— Le Centre-Sud est une cacophonie », glissa Avramopoulos.
Virkkunen acquiesça d’un mouvement de la tête. « Et le contrecoup, c’est lorsque les vibrations ambiantes sont assez fortes pour casser le verre. »
Mandeville était surprise, Latour, impressionné et Avramopoulos, dégoulinant de fierté. Van Haecht ne montrait qu’un froncement de sourcils. Olson, pour sa part, était intrigué de savoir comment Derek Virkkunen avait pu en arriver à pareille conclusion. « C’est une perspective innovatrice », dit Olson. « Mais j’ignore encore ce que nous pourrons en faire…
— Je pense qu’il serait possible d’harmoniser les fréquences en cause, à tout le moins réduire comment elles interfèrent les unes avec les autres. Il me fera plaisir de vous en parler plus en détail », dit l’artiste. « Je ne demanderai pas de faveur en retour pour ce secret. »
Ici encore, Olson lut un éventail de réactions chez ses pairs : Gordon et Latour semblaient touchés par sa générosité, mais Avramopoulos s’était renfrogné. Sans doute considérait-il que son initié se vendait à rabais. Celui-ci demanda : « Donc, pour la suite des choses…? »
« J’ai démarché pour trouver un assassin, comme convenu », dit Gordon. « Le contrat sera bouclé sous peu. Mais si Tricane a survécu à Espinosa et Hoshmand… » Il haussa les épaules, comme si la conclusion allait de soi.
«  Je me porte volontaire pour explorer la piste de la metascharfsinn », dit Latour. « Pour ce faire, je devrai retourner à Tanger pour consulter l’archive de Kuhn. J’aurais besoin d’être accompagné par quelqu’un capable d’intervenir en cas de… problème psychique. Catherine? »
Mandeville sursauta. « Je… Oui. D’accord. » C’était un bon choix : elle était la plus méfiante envers l’héritage de Harré, la seule des six Maîtres présents à n’avoir jamais jouté.
« Pour ma part », continua Olson, « Je vous proposerai dans quelques jours une façon de drainer l’énergie du Cercle. J’aurai peut-être besoin qu’on me prête main forte d’ici là. Gordon hocha délibérément la tête : Olson pourrait compter sur lui.
Avramopoulos demanda : « Y a-t-il autre chose pour l’instant? » Personne ne parla. « La réunion est levée », conclut-il. « Assurez-vous de demeurer faciles à contacter. Informez les autres si vous quittez La Cité. Et de grâce, restez vigilants! » 

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