Les quatre Maîtres croisèrent Gordon
sur le seuil de la salle de conférence. Celui-ci serra la main à Van Haecht. « Arthur! »,
dit-il, sourire aux lèvres. « Te voilà enfin! » Son plaisir semblait
sincère, quoiqu’Olson ignorait sur quoi il reposait. Son propre mépris de Van
Haecht était pour lui une conclusion nécessaire lorsqu’il tenait compte de son
histoire, sa personnalité et son talent…
« Comment vont tes fils? »
Van Haecht bomba le torse et roula
sa moustache entre deux doigts. « Adam a commencé les préparatifs pour
accomplir le Grand Œuvre.
— Eh bien! » dit Latour en lui
donnant une tape dans le dos. « À ce rythme, les Seize seront à moitié des
Van Haecht. »
Adam, Arie, Aart et Asjen : les
quatre fils de Van Haecht étaient tous initiés, quoique d’envergure variable.
Adam était l’aîné; il avait déjà servi Olson comme lieutenant dans la Joute. Il
fallait reconnaître qu’il était assez talentueux, bien qu’un peu borné. Des
autres, il n’avait rencontré qu’Asjen, le benjamin. Un idiot rêveur, incapable
de la discipline requise pour devenir Maître, et laid comme un singe de
surcroît…
Les Maîtres continuèrent à
s’échanger des plaisanteries jusqu’à l’arrivée d’Avramopoulos, une fois de plus
en retard. Cette fois, il n’était pas seul. Derek Virkkunen l’accompagnait.
Bien malgré lui, le cœur d’Olson s’emballa à la vue de l’artiste. Olson était
un fan de la première heure, avant même que Virkkunen ne soit reconnu sur la
scène internationale. Et longtemps avant qu’il apprenne qu’Avramopoulos l’avait
initié.
« Bonjour, bonjour. Ah! Van
Haecht. As-tu fait un bon voyage? » Il y avait une pointe de raillerie dans
le ton d’Avramopoulos… Van Haecht croisa les bras et répondit d’un simple
mouvement de la tête. « Compte tenu la gravité de la situation »,
continua Avramopoulos, « nous devions agir dès que possible.
— Olson vient de m’en
informer », dit Van Haecht. « Je respecte votre décision.
— Très bien. Nous pouvons donc
commencer.
— Un instant », dit Latour en
pointant Virkkunen. « Est-ce approprié qu’il assiste à nos discussions?
— Derek a développé une
compréhension particulière de la zone radiesthésique durant notre résidence au
Centre-Sud. Son expertise pourra nous être utile. Je l’ai déjà mis au courant
de notre rencontre précédente. Est-ce que quelqu’un s’oppose à ce qu’il demeure
avec nous? » Personne ne pipa mot. « Très bien. Alors, où en
sommes-nous? »
C’était rusé : en posant la
question, Avramopoulos déléguait aux autres la responsabilité de fournir des
réponses.
Olson prit les devants pour
présenter sa théorie. « L’énergie radiesthésique n’est pas bornée à la
zone du Cercle, même si là-bas, sa concentration devient dangereuse.
— Bien entendu », répondit
Avramopoulos.
« En supposant que toute zone
radiesthésique, même celle de La Cité, contient une quantité d’énergie qui
n’est pas infinie, je crois qu’il serait possible de mettre en place un procédé
– ou mieux encore, un dispositif – qui nécessite une grande quantité de cette
énergie. En tirant beaucoup d’énergie du Cercle, on pourrait peut-être l’amener
à un niveau moins menaçant. »
Latour et Gordon demeuraient plongés
dans leurs pensées, peut-être en train de calculer la faisabilité de cette
option. Mandeville, pour sa part, sauta aux conclusions. « Il y a beaucoup
trop d’énergie! Personne ne peut faire un procédé de cette envergure! »
Olson avait prévu cet argument.
« Personne… Individuellement. Mais par un heureux hasard, six Maîtres et
un certain nombre d’adeptes se trouvent dans La Cité.
— Oh », dit-elle. « C’est
mieux que la solution à laquelle j’avais pensé. Surtout à court terme.
— Et cette solution… », demanda
Gordon
Mandeville frotta ses mains
nerveusement. « Je pensais que tout le monde en arriverait aux mêmes
conclusions que moi, mais… Voilà : plus il y a de Maîtres, moins il y a
d’énergie. Il nous faut donc plus de Maîtres.
— Ce n’est pas en tirant sur les
tiges que les fleurs poussent plus vite », dit Van Haecht.
« Il a raison », ajouta
Avramopoulos d’un ton sec. « Il faudrait des années… Des décennies…
— Nous observons une hausse de
l’énergie disponible d’une magnitude comparable à celle qui a suivi la purge de
Harré », ajouta Gordon. « Il est vrai que nous pourrions supporter un
plus grand nombre d’initiés, et de Maîtres, à un moment donné.
— Il y a une autre piste. Peut-être »,
dit Latour en se levant. Il entreprit de marcher autour de la table, pensif
comme s’il cherchait à trouver les mots justes. « L’avènement de Harré
était un désastre, personne ne peut dire le contraire. Mais Gordon a
raison : Harré a mis en branle des changements dont nous bénéficions
aujourd’hui…
— Faites-vous l’apologie de
Harré? », demanda Van Haecht, outré.
« Il ne faut pas blâmer l’outil
pour ce qu’en fait l’ouvrier », offrit Latour. « Lorsque Harré a
attaqué nos aïeux, ceux-ci ont été pris au dépourvu, confrontés à des procédés
qui leur étaient inconnus. Vous dites que l’anathème a trouvé la voie vers la metascharfsinn? Peut-on risquer de nous
retrouver encore impuissants face aux armes de nos ennemis? »
Latour laissa ses paroles faire leur
effet. « Je crois que la meilleure option est de percer à notre tour les
secrets de la metascharfsinn. »
Mandeville se tortilla sur son
siège, visiblement mal à l’aise. « Si Harré et Tricane ont perdu l’esprit…
— Nous devrons faire mieux
qu’eux », conclut Latour.
Avramopoulos se tourna vers son
partenaire de vie. « Derek?
— Je ne saurais présumer être en
mesure de choisir quoi faire à votre place », dit l’artiste d’une voix
légèrement accentuée. « Mais vous profiterez peut-être de mes
explorations. Mes… recherches m’ont fait découvrir que l’énergie radiesthésique
correspond à une certaine fréquence vibratoire, analogue à une onde
sonore. »
Personne ne s’était attendu à ce que
Derek – qui portait toujours le blanc du novice – se lance dans ce genre
d’explication.
« Je vais poursuivre en
m’appuyant sur cette même analogie. Imaginez que nos procédés agissent
comme un verre de cristal… Exposé à certains sons, le verre vibrera à son tour jusqu’à
produire le son clair que vous connaissez.
— Le Centre-Sud est une
cacophonie », glissa Avramopoulos.
Virkkunen acquiesça d’un mouvement
de la tête. « Et le contrecoup, c’est lorsque les vibrations ambiantes
sont assez fortes pour casser le verre. »
Mandeville était surprise, Latour,
impressionné et Avramopoulos, dégoulinant de fierté. Van Haecht ne montrait
qu’un froncement de sourcils. Olson, pour sa part, était intrigué de savoir
comment Derek Virkkunen avait pu en arriver à pareille conclusion. « C’est
une perspective innovatrice », dit Olson. « Mais j’ignore encore ce
que nous pourrons en faire…
— Je pense qu’il serait possible d’harmoniser
les fréquences en cause, à tout le moins réduire comment elles interfèrent les
unes avec les autres. Il me fera plaisir de vous en parler plus en
détail », dit l’artiste. « Je ne demanderai pas de faveur en retour
pour ce secret. »
Ici encore, Olson lut un éventail de
réactions chez ses pairs : Gordon et Latour semblaient touchés par sa
générosité, mais Avramopoulos s’était renfrogné. Sans doute considérait-il que
son initié se vendait à rabais. Celui-ci demanda : « Donc, pour la
suite des choses…? »
« J’ai démarché pour trouver un
assassin, comme convenu », dit Gordon. « Le contrat sera bouclé sous
peu. Mais si Tricane a survécu à Espinosa et Hoshmand… » Il haussa les
épaules, comme si la conclusion allait de soi.
« Je me porte volontaire pour
explorer la piste de la metascharfsinn »,
dit Latour. « Pour ce faire, je devrai retourner à Tanger pour consulter
l’archive de Kuhn. J’aurais besoin d’être accompagné par quelqu’un capable
d’intervenir en cas de… problème psychique. Catherine? »
Mandeville sursauta. « Je… Oui.
D’accord. » C’était un bon choix : elle était la plus méfiante envers
l’héritage de Harré, la seule des six Maîtres présents à n’avoir jamais jouté.
« Pour ma part », continua
Olson, « Je vous proposerai dans quelques jours une façon de drainer
l’énergie du Cercle. J’aurai peut-être besoin qu’on me prête main forte d’ici
là. Gordon hocha délibérément la tête : Olson pourrait compter sur lui.
Avramopoulos demanda : « Y
a-t-il autre chose pour l’instant? » Personne ne parla. « La réunion
est levée », conclut-il. « Assurez-vous de demeurer faciles à
contacter. Informez les autres si vous quittez La Cité. Et de grâce, restez
vigilants! »
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