dimanche 6 décembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 99

Le voyageur et le petit garçon
C’était une belle journée pour explorer une ville. Le soleil rendait les pavés et les pignons éclatants; les habitants de Vienne se laissaient toucher par la langueur de ces beaux après-midi de juillet. Le voyageur avait fait déposer ses valises à son hôtel; après tout ce temps passé dans le train, il avait une furieuse envie de se dégourdir les jambes.

C’était sa première visite à Vienne. Il comptait y séjourner deux semaines, peut-être trois avant de retourner vers sa Grèce bien-aimée. Ses pérégrinations n’avaient qu’un but : la promotion des intérêts du roi Georges 1er – et les siens, par le fait même. Même s’il savait à quel point son temps passé dans les cours d’Europe leur était utile, il préférait de loin demeurer près du trône dont il s’était fait l’éminence grise. Ils avaient tant accompli durant ces dernières années! Il savait qu’il était en voie d’effacer le fiasco de 1897, mais beaucoup restait encore à accomplir…
Le voyageur était de ces hommes toujours ouverts aux coïncidences, aux présages, aux conjonctures inusitées. Une scène qui serait passée inaperçue pour d’autres retint son regard. Assis sur un banc de parc, un garçonnet pré-pubère semblait tout entier absorbé par la lecture d’un gros volume déposé à angle droit sur ses cuisses. L’image était cocasse sans être une rareté en soi, jusqu’à ce qu’on remarque que sa lecture n’était rien de moins qu’une édition anglaise de La république de Platon. Suivant son instinct qui lui disait qu’il s’agissait là d’un garçon pas comme les autres, il s’assit à ses côtés. Rien n’indiquait que le lecteur l’ait remarqué. Le voyageur toussota pour attirer son attention sans plus de succès : ses grands yeux bleus étaient rivés sur la page, les sourcils froncés par l’effort de la concentration.
« Garçon? », dit-il finalement.
Le petit sursauta. Ses yeux affolés se fixèrent sur ce vieux monsieur inconnu qui lui parlait sans raison. En voyant le sourire bienveillant de l’homme, il retrouva son calme rapidement. « Pardonnez-moi, monsieur. J’étais captivé ». Le garçon parlait avec un fort accent. Ses r trahissaient le fait que l’allemand n’était pas sa langue maternelle. Comme il lisait en anglais, le voyageur n’eut pas de mal à avancer une hypothèse.
« You’re British, yes? » Le visage du garçon s’illumina immédiatement. Il répondit d’un ton enjoué : « My family is from Scotland, actually… » et ils continuèrent leur échange dans la langue de Shakespeare.
« Que lis-tu, garçon?
La république de Platon.
— Et qu’en comprends-tu? »
L’enfant eut l’air embarrassé un instant avant de répondre en rougissant. « Pas grand-chose, monsieur ». Le voyageur éclata d’un rire sincère. Le garçon rougit un peu plus.
« Ça n’est pas surprenant, c’est un ouvrage très corsé… Pourquoi le lis-tu, si tu n’y comprends rien?
— Mon papa dit que c’est le livre le plus important jamais écrit à part la Bible.
— Et il te le fait lire?
— Non. J’ai choisi de le lire parce que mon père est très intelligent; si j’en viens à le comprendre, je serai aussi intelligent que lui.
— Ce sont des paroles très sages pour un aussi jeune garçon…
— Je ne suis si pas jeune, vous savez : j’ai presque treize ans. » Le voyageur lui fit un sourire chaleureux. Il ressentait pour ce garçon une sympathie sincère. Il était vif, curieux et poli. Et comme lui, il avait été contraint de vivre une enfance déracinée dans une patrie autre que celle de ses aïeuls.
Le voyageur dit : « J’ai un ami qui s’appelle Friedrich, et tu sais quoi?
— Quoi?
— Il pense tout le contraire de ton papa…
— Le contraire?
— Pour commencer, il soutient que Dieu est mort… » Surprise et choc dans les yeux du garçon. « Si tu lis Platon pour être aussi intelligent que ton papa, peut-être devrais-tu plutôt lire les livres écrits par mon ami… Il a eu le courage de penser au-delà du bien et du mal.
— Vous en parlez au passé, est-il…
— Il est très malade… » Le voyageur ressentit la tristesse monter en lui. Comme il s’ennuyait de tous ces bons moments passés avec Friedrich, les aventures qu’ils avaient partagées à travers l’Italie dans les années quatre-vingt… Et maintenant, il était malade, un peu fou, paralysé, peut-être même mort. Le voyageur regrettait de ne rien avoir pu faire pour l’aider avant qu’il ne soit trop tard. Il soupira pour chasser la mélancolie et se retourna vers le garçon.
Le regard du petit était méfiant… Ne venait-il pas d’entendre quelque chose qui allait à l’encontre de tout ce que sa famille et l’école lui avaient appris? « Tiens, j’ai une idée », dit le voyageur. « Tu m’apparais comme un garçon bien sympathique. Reviens me voir demain à midi, sur ce même banc. Je vais te donner un livre de mon ami. Si tu l’as lu d’ici deux semaines et que tu me démontres que tu le comprends au moins un peu, je te ferai une faveur en retour.
— Quel genre de faveur?
— Je t’apprendrai le message derrière La république et je t’aiderai à le comprendre profondément. »
Les yeux de l’enfant pétillaient : il voyait définitivement une vraie faveur dans cette offre. « Mais ça n’est pas tout », continua le voyageur. « Si tu te montres un bon élève, je serai ton ami. Beaucoup de gens voudraient être mon ami, je t’assure.
— Mais monsieur, nous ne nous connaissons pas! Comment se fait-il que vous voulez m’enseigner, que vous voulez être mon ami, comme ça? Sauf votre respect… » Sa petite voix aiguë était émotive, excitée, mais aussi contenue, délibérée. C’était vraiment un jeune exceptionnel. Le voyageur était maintenant convaincu de son potentiel.
« C’est un problème légitime que tu soulèves, mais facilement réglé : il suffit que nous nous présentions ». Il tendit sa main au garçon qui l’empoigna avec assurance.
« Je m’appelle Eleftherios Avramopoulos », dit le vieil homme.
« Enchanté, monsieur. Je m’appelle Abran Gordon.
— Nous nous reverrons donc demain, Abran. Je te laisse à tes lectures. »
Ils se saluèrent et le voyageur continua sa promenade. Il était impatient de découvrir si ce garçon serait à la hauteur de ses espérances... Qui eût cru qu’il trouverait peut-être ce qu’il cherchait depuis si longtemps au beau milieu de l’Autriche-Hongrie?
La suite des choses reposait entre les mains du jeune, de sa curiosité et de sa volonté d’apprendre. S’il se montrait à la hauteur, le petit Abran se souviendrait pour toujours de cet après-midi de juillet 1899, le jour où Elefterios Avramopoulos l’avait choisi comme étudiant.

1 commentaire:

  1. Abran Gordon à l'age de 13 ans, lisant Platon à Vienne... Toujours, chaque épisode trace la toile de fils reliés au nœud gordien, dévoilant une parcelle de ce qui sous-tend les personnages et l'action.

    Comment la rencontre de ce petit garçon aux yeux bleus pétillants et de ce voyageur de haut milieu nouera-t-elle les chemins de ces personnages? Est-ce que Gordon sera au rendez-vous demain midi pour recevoir un ouvrage de Friedrich Nietzsche? Qu'est-ce qu'il apprendra d'Avramopoulos qui l'a choisi comme étudiant?

    Je continue à lire les épisodes avec intérêt. Mon attention est maintenue par l'écriture habile, concise, rythmée et sonore.

    Que révélera le centième épisode? :)

    Sara

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