dimanche 21 mars 2010

Le Noeud Gordien, épisode 112 : Félicia en cinq temps, 1re partie

Sept ans plus tôt…
C’était aujourd’hui que Félicia devenait légalement une adulte : dix-huit ans… Outre le droit de vote, les acquis associés à la majorité ne présentaient pas grande nouveauté pour quelqu’un qui dansait ses nuits dans les raves à quatorze ans et qui, à seize, préférait s’endormir ivre qu’à jeun…  C’était cependant un jalon important sur le plan symbolique. Elle se savait mature pour son âge, maintenant, plus personne ne pouvait la considérer comme une vulgaire petite fille.
La manifestation la plus tangible de son nouveau statut : aujourd’hui, elle mettait la main sur l’héritage laissé par sa mère. Fini le temps où elle devait se rabattre sur les cartes de crédit fournies et payées par son père! Fini le temps où il pouvait s’en servir comme un levier pour la contraindre à se comporter conformément à ses attentes!
Elle prévoyait souligner l’occasion par une virée aux proportions épiques. À cet effet, elle cachait dans son sac à main assez de drogue pour lui permettre de fêter en ne s’arrêtant que lorsqu’elle le choisirait – pas une seconde avant. Mais cette lancée devrait attendre : il lui fallait avant tout rejoindre sa famille dans le salon privé d’un chic restaurant du Centre.
Elle arriva trente minutes après l’heure où elle s’était annoncée. À son entrée, elle eut tout juste le temps de remarquer une montagne de cadeaux entassés sur une table au fond avant de recevoir un tsunami d’applaudissements et de vivats. Elle se sentit rougir malgré elle, doublement embarrassée de son embarras… Pas le moment de réagir comme une petite fille!
Ses « copines » s’élancèrent les premières en poussant des cris hystériques… Des cousines de son âge ou des amies d’enfance avec qui elle avait traversé la petite école ou le secondaire; on présumait que leur complicité d’antan demeurait d’actualité. Félicia les connaissait trop bien pour les aimer. Elles étaient cordiales, chaleureuses et polies comme des filles bien élevées, mais Félicia savait qu’il suffisait que l’une donne le moindre prétexte aux autres pour qu’elles lancent le moulin à potins alimenté par les propos les plus vicieux… Félicia n’était pas naïve au point de se croire exempte de ce traitement.
Sasha fut la dernière du groupe à venir l’embrasser. Sasha, l’exception qui confirme la règle… Sa cousine préférée était la moins superficielle et la plus intelligente du lot … Un peu nerd, mais au moins elle était vraie. Les autres devenaient plus tolérables du simple fait que Sasha était du nombre.
Plus posés, ses tantes et son oncle Leonid – le père de Sasha – vinrent ensuite lui offrir leurs vœux et les autres platitudes de circonstance : « Ta mère aurait été si fière de te voir! 
— Dire que c’est la p’tite Félicia qui jouait à la poupée avec ma fille!
— Élégante comme d’habitude!
— Tu n’as pas un petit ami à nous présenter? »
Il ne restait ensuite que les invités les plus périphériques à saluer… Une vieille amie de sa mère, son tuteur, le professeur de piano qu’elle ne voyait plus depuis deux mois… Will Szasz s’avança en dernier même s’il aurait tout aussi bien pu se joindre aux membres de sa famille tant il faisait partie du décor. Petite fille, il la faisait sauter sur ses genoux; durant la phase punkette de son adolescence, il lui refilait des cigarettes et des billets de spectacles… Mais aujourd’hui, son regard semblait éclairé d’une lueur toute nouvelle. Il l’embrassa sur la joue et lui donna une étreinte affectueuse qu’il prolongea jusqu’à l’inconfortable. Il lui prit ensuite le visage des deux mains pour lui souhaiter la plus belle année de toute sa vie. Pour la première fois Félicia ressentit un malaise à l’idée d’être officiellement une adulte.
Le vieil oncle Leonid vint poser une main lourde sur l’épaule de Szasz. Il lui souffla quelques mots à l’oreille avec un sourire froid. Sans être certaine, Félicia eut l’impression que le murmure était une menace. En tout cas, Szasz retourna immédiatement à sa place, le visage écarlate.
En la conduisant à la place d’honneur, Leonid lui dit : « Ton père s’excuse de ne pas pouvoir être ici, mais… »
Félicia n’entendit pas le reste de la phrase. Elle n’avait pas remarqué l’absence de son père jusqu’ici, la réalisation la happa dans une aire vide et froide au plus profond d’elle-même, un lieu tristement familier. Ravalant sa tristesse, elle répondit à son oncle sur un ton agréable que ça n’était pas grave, qu’elle était une grande fille maintenant.
Elle se disait déjà, quelle importance que tous ces salamalecs? La vraie fête commence cette nuit! Et à ce genre de fêtes, son père ne serait jamais invité. 

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