dimanche 4 juillet 2010

Le Noeud Gordien, épisode 127 : La Joute


Eleftherios Avramopoulos entra dans l’église abandonnée où il s’était déjà mesuré trois fois à Gordon dans le cadre de la Joute. Une tempête de neige fouettait les murs à l’extérieur et les bourrasques venaient battre les vitraux. Des courants d’air frais traversaient le vaste espace de l’entrée jusqu’au cœur en faisant vaciller la flamme des cierges qui jetaient un éclairage solennel sur la scène.
Gordon était déjà en place : il avait l’avantage du terrain, c’est à lui qu’incombait la préparation du site. Il était flanqué par ses deux lieutenants.
À sa gauche, Gianfranco Espinosa l’attendait de pied ferme, les bras croisés, le regard dur, son demi-sourire crispé et sans humour. Eleftherios lui avait fait une énorme faveur en l’acceptant comme élève; Espinosa continuait à payer de sa chair le prix de la dette que son ancien maître refusait toujours d’annuler.
À la droite de Gordon se trouvait Tricane avec son regard fou et ses vêtements dépareillés, comme si elle avait voulu porter simultanément un échantillon de toutes les tendances de la mode. Ses yeux dardaient ici et là, comme si quelque chose l’affolait, quelque chose qu’elle seule pouvait percevoir. Celle-là, Eleftherios ne la connaissait pas; sans la craindre, il se méfiait des surprises qu’elle pouvait avoir en réserve – sans compter que c’était elle qui avait initié ce caïd boiteux de banlieue que Gordon avait désigné pion.
Les deux lieutenants d’Eleftherios s’avançaient derrière lui. À sa gauche, Laurent Hoshmand. À sa droite, Loren Polkinghorne. Les deux étaient petits et rondouillards, pâles et coiffés pareillement; on eût dit qu’ils étaient le reflet du même homme. Quoiqu’ils ne fussent pas jumeaux, on méprenait souvent l’un pour l’autre. Leur ressemblance physique cachait toutefois de profondes différences psychologiques. Le premier était circonspect, avare de mots, un fin observateur qui réfléchissait mûrement avant d’agir. Le second était un gros parleur – qui n’hésitait pas pour autant à agir pour soutenir ses dires, impulsifs ou réfléchis. Hoshmand avait développé quelques procédés révolutionnaires en matière de dissimulation et d’indiscrétion; Polkinghorne demeurait quant à lui l’exemple parfait du généraliste, à l’aise dans toutes les facettes des traditions sans toutefois se distinguer dans certaines d’entre elles comme plusieurs adeptes choisissaient de le faire après avoir conquis le pourpre.
Gordon avait déjà tracé le grand cercle dans lequel la confrontation aurait lieu. Il avait dû préparer l’encre en utilisant le procédé découvert par Harré qui rendait la Joute possible. Le cercle renfermait des centaines de caractères bouclés que les linguistes les plus érudits n’auraient pas réussi à comprendre, tous peints avec la même calligraphie élégante qu’Eleftherios avait inculquée à son étudiant avant la Grande Guerre – du temps où aucune autre guerre n’avait été plus grande.
Les six – deux maîtres et quatre lieutenants – prirent position à l’extérieur du cercle.
« Qui va là? », demanda Gordon en commençant l’échange rituel qui précédait l’entrée en jeu.
« Je suis Eleftherios Avramopoulos, porteur de l’anneau, de la coupe, du bâton et de l’épée. Et toi, qui es-tu?
— Je suis Abran Gordon, porteur de l’anneau, de la coupe, du bâton et de l’épée. Qui donc t’accompagne en ce jour?
— Laurent Hoshmand m’accompagne; je l’ai initié et je suis son maître. Loren Polkinghorne m’accompagne. Quoique je ne l’aie pas initié, je suis son maître.
— Que viens-tu faire en ce lieu qui m’appartient?
— Je viens te défier dans une Joute pour prendre la mesure de ton cœur, ta tête et ton âme. Je viens te défier pour prouver que je suis meilleur que toi en toutes choses et que moi seul mérite l’accès au Cercle. Toi que je défie, qui donc t’accompagne en ce jour?
— Tricane m’accompagne; je l’ai initiée et je suis son maître. Gianfranco Espinosa m’accompagne. Quoique je ne l’aie pas initié, je suis son maître. Toi qui me défie, sais-tu que nul mortel ne peut entrer dans la Joute sans y perdre son cœur, sa tête ou son âme?
— Je le sais; ne crains pas, Abran Gordon, car comme toi qui sus préparer le cercle, je suis aussi du nombre des Seize immortels.
— Alors entrons dans le cercle, Eleftherios Avramopoulos. » Avec ces paroles, le rituel était conclu. Gordon ajouta : « Cette fois, c’est toi qui seras à genoux devant moi, la bouche ouverte! 
— C’est deux contre un, jeune homme. Tu ne seras pas chanceux comme la dernière fois. » Eleftherios entra dans le cercle; ses paupières se fermèrent puis se mirent à onduler comme si ses yeux roulaient en-dessous. Gordon entra à son tour. Les caractères du cercle chatoyèrent pendant un instant fugace, comme si la substance avec laquelle ils étaient tracés s’était remplie d’une énergie mystérieuse, immédiatement déchargée.
Les deux hommes soupirèrent en ouvrant les yeux : la Joute avait été jouée. Les deux semblaient tout habités d’une lassitude qui rendait leurs moindres gestes pénibles, mais leur regard habité du pétillement de ceux qui ont témoigné de quelque phénomène prodigeux. Eleftherios arborait un sourire rayonnant; Gordon avait les lèvres pincées. Aucun doute n’était possible : Gordon avait encore perdu.
« Bien joué », murmura-t-il. « À toi de décider de la suite.
— Mais bien entendu : comment aurait-il pu en être autrement? Voyons voir… Le journal de ce matin parle d’une criminalité en hausse depuis un an… Nombre record de meurtres et de crimes violents… Je me demande bien pourquoi…
— Cesse tes facéties! Que veux-tu que je fasse?
— Je veux la fin de la guerre des gangs. Tu peux le faire? »
Gordon se tourna vers ses lieutenants et échangea quelques mots avec eux. « J’accepte le défi.
— Est-ce que tu avances ton pion?
— Oui. » En entendant la réponse de Gordon, Tricane se mit à ricaner comme une enfant à qui on promet carte blanche à la confiserie.
« Tu as beaucoup à faire, je pense. Je te laisse te débattre avec la tâche que tu as à accomplir. Nous nous reverrons plus tard pour le prochain tour… Bonne chance, jeune homme! »
Il quitta l’église avec ses lieutenants. Une fois qu’il fut sorti, Gordon se laissa choir sur un banc d’église en frottant son front de sa paume.
« C’était comment? », demanda Espinosa, curieux et fasciné par ce processus qu’il ne connaîtrait pas avant d’avoir accompli le Grand Œuvre.
« C’était… incroyable. Comme d’habitude. J’avais le dessus durant les deux premiers tiers, mais… Il est fort. Je me suis encore laissé surprendre.
— Combien de temps ça a duré, de votre point de vue?
— Au moins une semaine. Peut-être deux. C’est toujours difficile à évaluer… Maintenant ce sera à votre tour. »
Espinosa dit : « C’est quand même étrange… Considérant notre position dans le monde criminel, je m’attendais à un défi plus… complexe? »
Le regard de Tricane était fixé sur l’infini. « Oui… Très étrange… 
— Je vois trois possibilités », dit Gordon. « Soit il veut nous faire bouger pour voir où nous exercerons notre influence…
— Plausible.
— Peut-être veut-il nous démontrer que notre position est moins avantageuse que nous l’aurions cru… 
— Possibilité troublante, mais autant la considérer. Quelle serait la troisième possibilité?
— Qu’il soit un moins bon joueur dans la ville que dans le cercle… Mais ce serait mieux de ne pas compter sur cette éventualité, n’est-ce pas? » 

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