Benoît était déjà animé, il devint
fébrile. Il tira de sous son bureau un tube de papier qu’il déroula aux pieds
de Félicia. C’était une carte de La Cité qui portait plusieurs marques au
crayon feutre. Le site de l’hôtel Hilltown était marqué d’une croix rouge. D’autres
croix plus petites étaient agglutinées autour du Centre, mais surtout du
Centre-Sud.
« Cet automne, lorsque je suis
sorti du pire de ma dépression, je me suis dit que si des détails de l’affaire
du Hilltown avait été étouffés, il y en avait peut-être d’autres qui avaient
subi le même traitement. Pendant un bout de temps, j’ai cherché sans trouver, puis
il y a eu l’affaire des ovnis du Centre-Sud…
— Les ovnis? »
Benoît fit un sourire sardonique. « Ça
a commencé comme une joke, mais le
nom est resté. Ce n’est pas le meilleur choix, j’avoue…
— Mais de quoi tu parles? »
Interloqué, Benoît répondit : « Les
lumières dans le ciel… En décembre? Come
on! Les images ont fait le tour du pays!
— J’ai beaucoup travaillé ces
derniers mois. Et je n’écoute presque jamais la télévision.
— Ouais, d’accord… » Benoît
semblait pour le moins dubitatif, présumant encore qu’elle lui cachait quelque
chose. Il s’assit devant l’ordinateur. « Tu peux rester dans ton fauteuil.
Allume la TV : elle clone mon écran d’ordinateur. »
Il cliqua sur un signet et une page web
intitulée Paranormal.biz s’afficha. Quelques clics plus tard, une vidéo
démarrait. L’image était instable et peu nette. On pouvait discerner entre deux
bâtiments des lumières chatoyantes dans le ciel de La Cité. « T’enregistre?
T’enregistre? », disait une voix excitée hors-champ. « Fuck, c’est
malade », répondait une autre.
Félicia s’avança au bout de son
siège. Le phénomène ressemblait au dôme qui était devenu visible durant le grand
rituel, quoiqu’en teintes différentes… Mais en plein jour. Et surtout : visible
sans l’état d’acuité.
« C’est passé aux nouvelles?
— Oui, mais dès le lendemain, pouf!
Plus rien. Aucune enquête, aucun suivi. On dirait qu’il y a juste les gars du
site qui s’y intéressent encore. Et si on a le malheur de poser des questions,
on se fait traiter comme des illuminés.
— Très étrange, en effet… Je peux
revoir?
— Attend : il y en a d’autres… »
La quantité de vidéos colligées sur ce
site était impressionnante. Même si le phénomène avait été de courte durée, il
avait été capté de plein de points de vue différents, quoique toujours à une
certaine distance. C’était miraculeux que les médias aient lâché le morceau
avec tout ce matériel disponible… Comment
ai-je pu ignorer cela jusqu’à présent? Le Centre-Sud, c’est le repère de
l’anathème. Aucun doute qu’elle a trempé là-dedans...
Félicia jeta un coup d’œil à la date
où la vidéo avait été mise en ligne. Son sang glaça dans ses veines. C’était le
jour où Gianfranco Espinosa était mort.
« Est-ce que ça va? Tu es
devenue toute pâle…
« Oui… C’est…
saisissant. »
Elle cacha son embarras en prenant
une longue lampée de bière. « Est-ce que les gars de ton site ont une idée
des causes possibles?
— C’est quelque chose de pas
catholique, ça c’est certain… L’un d’eux travaille au CHULC, l’hôpital de La
Cité… Il dit que le jour des lumières, l’urgence était bondée comme il ne
l’avait jamais vue. Des gens malades comme des chiens, qui vomissaient partout…
Les médecins étaient démunis. Une chance, pour la plupart, la crise passe en
quelques jours, mais plusieurs sont morts. D’autres sont restés dans le coma.
— Et les médias n’en parlent pas.
—Voilà! Les médias n’en parlent pas! Penses ce que tu veux, mais moi, je ne
crois pas que tout… ça soit une coïncidence. » La méfiance de Benoît semblait
s’être dissipée, peut-être en raison de l’ignorance et de la surprise bien
réelles de Félicia face aux vidéos. « J’ai commencé à faire mes propres
enquêtes. Attends… » Quelques clics et une nouvelle page s’afficha. Elle
montrait l’image d’un homme aux cheveux blancs à l’air serein. « Richard
Garst. Il est acupuncteur et professeur de qi gong. » Benoît alla pointer
l’un des X sur sa carte. « Le jour des ovnis, il méditait avec sa classe,
ici… Il a été frappé par la maladie-mystère. Mais ce n’est pas tout… »
Benoît retourna sur Paranormal.biz et trouva une autre image. Il fallut un
instant à Félicia pour comprendre ce qu’elle voyait : un plancher de
linoléum avec deux concavités en forme de pieds.
« Ses étudiants ont rapporté qu’il
s’est mis à briller juste avant qu’il ne s’écroule.
— À briller!? Comme une ampoule?
— Quand même pas! Plutôt une sorte d’aura
bleutée. Ensuite il s’est mis à vomir violemment. Il était déjà dans le coma
lorsque l’ambulance est venue le chercher. Il ne s’est toujours pas réveillé.
Félicia pointa le plancher creusé à
l’écran. « Et ça…
— Il se tenait là lorsqu’il s’est
mis à luire. C’est moi qui ai pris la photo… Le reste du plancher est bien
solide, tu peux me croire… Comment expliquer cela?
— Je n’en ai aucune idée. » La
seule hypothèse qui lui venait à l’esprit frôlait l’absurdité. À travers une
vie consacrée à la méditation, ce M. Garst avait trouvé par lui-même le chemin
vers l’acuité. Sa sensibilité à l’énergie radiesthésique l’avait empoisonné.
« C’est ce que je te disais…
Trop de questions, pas assez de réponses. Mais les plus importantes pour moi
restent les mêmes… Qu’est-ce que tu faisais au sommet du Hilltown? Qu’est-ce que
c’était, ce feu bleu? Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là? » Des larmes
vinrent mouiller ses yeux. « Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme? »
Félicia se leva. « Écoute, j’ai
une grosse journée demain…
— J’ai besoin de savoir!
— Tu veux des réponses, ça ne veut
pas dire que je peux t’en donner! »
L’irritation de Benoît se transforma
en dépit; il n’insista pas plus. Il reconduisit Félicia jusqu’à la sortie. Les
enfants n’avaient pas bougé d’un poil depuis son arrivée.
« Je te rappelle bientôt…
— Ouais, ouais, c’est ça… »,
dit-il en refermant la porte derrière elle.
Un homme déterminé à faire la
lumière sur le monde occulte de La Cité pouvait représenter une menace pour les
Seize. Les gens comme lui étaient traités de l’une de deux manières pour le
moins différentes. Soit on manipulait les souvenirs et les émotions du curieux
pour lui faire lâcher le morceau, ou…
L’histoire tragique de Benoît, mais
surtout sa détermination à comprendre avaient touché Félicia. Maintenant qu’elle
possédait son bâton et qu’elle avait gagné son anneau, il était peut-être temps
qu’elle prenne un premier apprenti…
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