« Aux deuxièmes
chances! », déclara Tobin. Les quatre hommes vidèrent leur verre en même
temps.
« Alright »,
dit Abel. « Parlons business. » Il signala à ses deux hommes de les
laisser.
Ne sachant pas la
nature exacte du business en
question, Tobin choisit d’appâter Abel pour l’amener à en révéler davantage.
« Tu te doutes pourquoi je suis là…
— Ouais. Pour notre affaire courante, comme tu dis.
— Exact.
— Nous autres, on ne
fait que suivre les ordres », répéta-t-il encore.
— Qu’est-ce qui
t’inquiète?
— Ben, on s’est fait
répéter qu’il fallait faire en sorte que ça ne se sache pas… Si tu es ici, ben,
c’est que M. Fusco l’a appris… »
Les paroles d’Abel
alludaient à un schisme dans la direction de la Petite-Méditerranée. Tobin
avait toujours eu de la sympathie pour Guido Fusco; au temps du clan Lytvyn,
c’était en collaborant occasionnellement avec lui qu’il était resté dans les
bonnes grâces du Conseil Central, et qu’il avait pu mener ses affaires dans la
banlieue nord… Il voulait en savoir davantage… Comment poser des questions sur
ce qu’il était censé déjà savoir sans trahir son ignorance?
« Je veux
entendre de ta bouche qui t’a donné l’ordre. Fais ça et on va te laisser
tranquille. »
Abel hésita un
instant. « C’est… Madame Fusco. Enfin, Kingston. T’sais, elle.
— C’est tout ce que je
voulais entendre », dit Tobin. Il ne restait plus qu’à lui demander de lui
rendre Martin et l’affaire était dans le sac.
Abel allait ajouter
quelque chose lorsqu’un de ses hommes revint dans la pièce. « Hey, boss,
on a un problème.
— Quoi?
— Viens voir. »
Tobin emboîta le pas
d’Abel jusqu’à la section garage. Celui-ci débordait de tout l’attirail
nécessaire aux jobs de char, la
mécanique, la carrosserie, même la peinture. Un poste informatique était posé
sur un bureau dans un coin; le moniteur présentait en simultané le point de vue
de quatre caméras de surveillance. La scène capturée était rendue en teintes de
gris, avec des traits plutôt flous. L’un des quadrants montrait une silhouette
maigre, capuchon rabattu, en train de grimper la clôture de la cour.
« En plein jour… Et du côté de l’entrée,
en plus. Ce gars-là, il est pas mal effronté… »
Son corps longiligne
et ses vêtements amples pouvaient suggérer qu’il s’agissait d’un garçon, mais
Tobin reconnut tout de suite Sophie. Il nota qu’elle portait quelque chose sous
ses vêtements, comme si elle était enceinte d’une boule de matière irrégulière.
Les hommes se bidonnaient de la voir se débattre contre la grille. Sophie avait
les mouvements lestes des singes – ou des Tarzan habitués à évoluer entre ciel
et terre.
Tobin, pour sa part,
n’avait pas du tout le cœur à rire. Attendre…
Ne pas faire de conneries… C’est trop compliqué pour eux, ça?
« Y’est pas pire »,
dit Abel. « Mais il ne passera pas les barbelés… »
En effet, les clôtures
étaient surmontées de trois fils de fer tendus. Les pointes métalliques, à
intervalles irréguliers, menaçaient de mordre quiconque osait les manipuler. Il
n’était pas possible de les prendre pour appui sans risquer sa peau –
littéralement.
Quel était son plan?
Qu’espérait-elle accomplir, sinon donner l’alerte?
En deux temps, trois
mouvements, elle arriva au sommet. Elle tira de son chandail son chargement
secret, une bâche bleue. D’un geste agile, elle le lança le tissu ciré, encore
plié, par-dessus les barbelés. Elle put donc s’appuyer dessus pour passer de
l’autre côté sans trop d’égratignures.
« Bon, ç’a l’air
que je me suis trompé. » Abel tira un fusil de calibre 12 d’un coffre à
côté des caméras. « Pete, Cos, prenez vos guns. Marco, attends ici. »
Les trois truands
armés se dirigèrent vers l’entrée de la cour à scrap. Tobin, laissé seul, sauta
sur l’occasion de trouver Martin. Un coup d’œil dans le garage ne lui donna
toutefois aucune piste. Abel avait fait allusion à un interrogatoire :
selon toute probabilité, il se trouverait dans un endroit où ses cris ne
dérangeraient personne.
Le moniteur montrait les
trois hommes tenant en joue Sophie, encore perchée au sommet de la grille.
Personne ne portait la moindre attention au garage… Tobin en profita pour se
faufiler à l’arrière. Il vit tout de suite ce qu’il avait espéré : une
trappe métallique donnant au sous-sol. Il échappa un juron en tirant sur
la poignée : elle était barrée.
Il n’eut pas le temps
de tenter quoi que ce soit : il entendit crier. Il courut de l’autre côté
du garage. La scène avait évolué; de problématique, elle était devenue
catastrophique.
Qui l’eut cru? L’incursion
de Sophie était une ruse. Les jeunes avaient donc un plan après tout… Un plan merdique
qui venait bousiller le coup de chance de Tobin, mais un plan quand même.
Les trois garagistes,
en voulant mettre le grappin sur l’intruse, s’étaient avancés pour la cueillir.
Ils ne se doutaient pas qu’elle avait plusieurs complices embusqués dans ou
derrière la voiture de Mike, juste derrière elle.
Ses alliés tenaient en
joue les garagistes, et vice-versa. Tout le monde aboyait des menaces, pointait
son arme, sommait ceux de l’autre côté de la grille de baisser les leurs. Le
cœur battant, Tobin dégaina la sienne. Il siffla assez fort pour être entendu
malgré le brouhaha.
Les garagistes
risquèrent un coup d’œil dans sa direction pour découvrir que c’était vers eux
que Tobin pointait son canon. Il restait encore une chance pour que Tobin sauve
la mise – et sa peau : pousser le bluff plus loin. « Allez chercher
votre prisonnier », commença-t-il. Il fut interrompu par un coup de feu.
« NON! », cria-t-il, trop tard.
Gary avait pris
l’initiative pour ouvrir le feu. Contre toute attente, il fit mouche : un
garagiste s’écroula avec un cri étouffé.
Croyant leur heure
venue, ses deux compagnons se mirent à tirer dans le tas à leur tour en se
lançant chacun de leur côté pour se mettre à couvert. Sophie se plaqua contre
le sol, les deux mains sur la tête.
Luttant pour rester
calme malgré la marée montante d’adrénaline, Tobin tira sur l’autre garagiste.
Il le toucha à l’épaule. Pendant ce temps, Abel eut le temps de se planquer
entre deux voitures.
Tobin s’approcha de
son abri de fortune d’un pas décidé en le gardant en joue. Dès que sa tête
apparaissait au-dessus du capot, les balles sifflaient à nouveau.
« JE N’AI FAIT
QUE SUIVRE LES ORDRES », cria-t-il, comme s’il implorait le ciel de lui
laisser sa chance.
Tobin arriva à
proximité des voitures. Pour le garder à distance, Abel n’eut d’autre choix que
se repositionner… en s’exposant pendant une seconde.
Cette seconde suffit
pour qu’une balle traverse son cou de part en part. L’impact le projeta en
arrière; il était mort avant même d’avoir touché le sol.
Tobin marcha vers ses
alliés, prêt à les engueuler solide. Les invectives qu’il prévoyait
répandre gelèrent dans sa gorge : maintenant que les coups de feu
s’étaient tus, on réalisait que les garagistes n’étaient pas les seules
victimes.
Timothée était
allongé, blanc comme un drap, le flanc imbibé de sang.
« Maudit clusterfuck… Tout ça parce que vous
n’êtes pas capables de rien faire
pendant vingt minutes!
— Pis là, qu’est-ce
qu’on fait)? », demanda Gary.
Si la grille n’avait
pas été là pour les séparer, Tobin lui aurait tordu le cou.
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