dimanche 29 novembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 98


Hanifah
Onze ans plus tôt…
C’était Kuhn qui avait l’avantage du terrain à Tanger, mais Gordon croyait que s’il réussissait à trouver ce qu’il cherchait, il disposerait d’un atout de taille.
S’il comprenait bien les informations de ses espions, Kuhn avait tenté une procédure audacieuse qui avait mal tourné; il s’était débarrassé du résultat sans s’y attarder davantage. Gordon espérait maintenant le récupérer à son avantage. Ce résultat n’était pas un objet mais une personne. Même si elle n’était pas initiée aux rouages de leur tradition, elle avait été tirée dans la joute; il pourrait donc l’aborder directement plutôt que par les mille et un détours que ses pairs et lui s’imposaient pour préserver leurs secrets.
Son pantalon kaki et sa chemise bien pressée l’identifiaient comme un étranger dans ce quartier pauvre. Des mendiants et des commerçants itinérants le sollicitaient à chaque pas, l’entourant comme une nuée de mouches. Il n’y portait plus guère attention tant cela faisait partie du paysage local. De toute façon, il n’avait sur lui rien qui puisse les intéresser.
La nuée disparut d’un coup lorsqu’il arriva dans une ruelle puante qui apparaissait complètement abandonnée. L’air fétide semblait malsain au point de pouvoir corrompre l’âme; sensible à ce genre de signaux, Gordon devinait que l’impureté de l’endroit n’était pas seulement physique... Malgré la chaleur qui collait sa chemise à son dos, Gordon frissonna avant de s’engager dans la ruelle.
Après un détour, il vit que comme il s’y attendait, l’endroit n’était pas complètement désert. Quelqu’un dormait en position fœtale, face au mur, sur un matelas de détritus.
« Hanifah? », demanda Gordon.
La dormeuse se réveilla avec le sursaut de ceux pour qui le sentiment de sécurité est un luxe qu’ils ne peuvent se permettre. Elle regardait dans toutes les directions sans que ses yeux ne s’arrêtassent là où Gordon se tenait.
« Qui? Quoi? Non! Non! Pas Hanifah! Non! », hurla-t-elle avant que ses cris ne se transforment en hululement, puis en pleurs. C’était pathétique.
Gordon releva ses manches et s’approcha silencieusement de la malheureuse qui continuait à sangloter. Il prit une profonde inspiration, compta jusqu’à trois et sauta sur elle.
Elle réagit vigoureusement à l’attaque, bien qu’avec peu de coordination; quelques secondes suffirent à Gordon pour l’immobiliser en s’asseyant sur sa poitrine, les genoux sur ses bras. Gordon tira un sachet de la poche de la chemise et l’enfonça de force dans la bouche de la femme qui en profita pour lui mordre le doigt. Il le retira avec un juron et un nouveau frisson, de dégoût cette fois. Mais il avait réussi : le regard de la femme changeait déjà. Elle le fixait silencieusement alors qu’il se remettait debout.  
« Je te connais », dit-elle.
« Comment est-ce possible? C’est la première fois que nous nous voyons.
— Et pourtant je te connais… Je te reconnais et tu ne me connais pas.
— Comment est-ce possible? », demanda Gordon même s’il le savait : c’est précisément ce qu’il avait espéré trouver en la cherchant.
« Je ne sais pas, mais je sais… je sais que tu vas tout me donner », dit-elle en recommençant à pleurer. Ses pleurs étaient doux et contenus, loin des cris désarticulés qu’elle avait poussés précédemment.
« Pourquoi pleures-tu si tu sais que je vais tout te donner?
— Parce que si je ne trouve pas l’autre, je vais tout perdre! »
Gordon allait lui demander ce qu’elle voulait dire par là, mais elle l’examina d’un regard si intense, si pénétrant qu’il perdit le fil de la conversation. Elle murmura : « l’araignée au centre de sa toile… Et toi au centre! Le nœud au centre de tout ce qui est toi… »
Il n’avait pas besoin de plus de preuves quant à ses présomptions. Kuhn avait mieux réussi qu’il ne l’avait cru. « Je peux t’aider. Tu es brisée. Ensemble, nous pourrons te reconstruire. Mais tu devras m’obéir pour y parvenir. Si tu m’obéis, tu verras que je rends les faveurs qu’on m’accorde. » Il lui tendit la main. « Je m’appelle Gordon, et ensemble, nous pourrons te reconstruire, Hanifah.
— Non! Non! Hanifah est blonde, je ne suis pas blonde, je ne suis pas Hanifah! Je suis… »
Elle s’arrêta, pensive. Le médicament que Gordon lui avait administré n’était déjà plus aussi efficace qu’à la première minute : elle se remettait déjà à délirer. Elle replongerait graduellement dans son état de confusion hébéphrénique en quelques jours – plus qu’il n’en fallait à Gordon pour lui administrer un nouvelle dose de son traitement. Et comme personne d’autre ne connaissait sa formule, il était assuré de demeurer son seul allié…
« Je suis Tricane? », dit-elle finalement d’un ton étrange, comme si elle avait découvert son nom au moment même où elle l’avait prononcé.
Elle prit la main de Gordon, et ils sortirent ensemble de la ruelle sordide. 

2 commentaires:

  1. Les deux derniers épisodes proposent une incursion dans le passé, révélant de nouveaux aspects des personnages et de l'action, précisant ainsi le dessin formé par la toile de fils de Gordon...

    Mais quel médicament dont seul Gordon connaît la formule a été donné à Tricane-Hannifah? De l'O? Qu'est-il arrivé à cette femme dans le passé?

    Et puis à chaque fois qu'est décrit ce quartier où se découle cette scène, on arrive assez bien à se l'imaginer. Cette ruelle abandonnée et puante, ces rues où les mendiants abondent...

    Hé, plus qu'un épisode avant le centième... :)

    Sara

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  2. Oups, il faudrait lire «se déroule» au lieu de «se découle» dans mon commentaire... héhé
    Sara

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