dimanche 20 mars 2011

Le Noeud Gordien, épisode 162 : Catacombes, 1re partie

Eleftherios Avramopoulos avait passé toute la nuit à préparer la pièce où la cérémonie aurait lieu. Il ne ressentait ni le sommeil ni la fatigue – en guise de premiers préparatifs, il avait justement concocté un procédé qui le soustrairait à l’affaiblissement et qui le maintiendrait au sommet de sa forme au moins jusqu'au lendemain midi.
La salle était enfin prête. Il savait que l’église abandonnée où il avait disputé la Joute contre Gordon servait aussi pour ses rituels; ce genre de vaste espace décoré de vitraux correspondait à merveille à son style, mais Eleftherios favorisait plutôt les os et les crânes qui étaient prisés par les Maîtres qui l’avaient initié il y avait si longtemps déjà. Les os étaient censés signifier la fin de toute chose, la mort qui guette tous ceux en-deçà de la réalisation du Grand Œuvre. Maintenant qu’il l’avait accompli, cette atmosphère de catacombes lui apparaissait comme le symbole de sa supériorité intrinsèque sur tous ceux qui retourneraient à la poussière pendant que lui et les siens continueraient leur glorieuse marche vers l’éternité. Il avait aménagé son sanctuaire avec soin. Quiconque était rompu aux traditions du Collège aurait relevé que chaque détail de la disposition des lieux était porteur de symboles.
Lorsque ceux qui avaient survécu à Romuald Harré s’étaient alliés en un mariage de raison pour favoriser la reconstruction de ce qui avait été perdu, les deux traditions avaient dû négocier un terrain d’entente quant à leurs us et coutumes… De l’école des Seize de Munich, on avait préservé les trois degrés d’initiation et l’éducation successive par plusieurs Maîtres plutôt qu’un seul; de son Collège, on avait adopté le troc de faveurs et les quatre objets de la panoplie des Maîtres. L’interventionnisme du Collège dans les affaires politiques des nations cadrait mal avec la distance que les Seize tenaient à maintenir avec ce qu’ils considéraient de basses entreprises; dans un premier temps, les survivants du premier groupe avaient reconnu que leur ingérence était indirectement responsable de la mort de millions. Ils s’étaient donc rangés du côté des Seize – d’autant plus qu’ils étaient convaincus que leurs rivaux, massacrés par Harré jusqu’au dernier, ne profiteraient pas du vide créé par leur retrait pour prendre le pouvoir. Le retour du balancier avait eu lieu une vingtaine d’années plus tard, lorsque la Seconde Guerre mondiale leur avait appris que la non-ingérence pouvait s’avérer encore plus meurtrière. Les Maîtres s’étaient entendus sur la mesure dans laquelle il leur serait permis d’exercer leur influence sur les masses; c’est ainsi que les règles de la Joute avaient été codifiées – à tout le moins pour la partie située en-dehors du cercle magique.
L’idée de magie… C’était un autre point où les deux traditions achoppaient. Les Seize s’accrochaient aux euphémismes, à l’idée d’art ou de science… Tandis que du côté du Collège, on enseignait explicitement neuf types de magie. Il est vrai que selon la typologie de Giordano Bruno, les premiers types impliquaient seulement une application des lois usuelles du cosmos. La représentation des deux traditions se rejoignait dans leurs différences : là où les Seize considéraient la magie comme une science, le Collège considérait la science comme une forme de magie. Même si privément, il ne s’empêchait pas de penser avec les termes auxquels il était habitué, Eleftherios avait éventuellement accepté la façon de parler des Seize – après tout, les détours contribuaient aussi à protéger leurs secrets contre l’espionnage.
C’est donc dans son lugubre sanctuaire nouvellement aménagé dans un sous-sol du Centre-Ouest qu’il reçut ses élèves pour la cérémonie.
Hoshmand et Polkinghorne arrivèrent à l’heure voulue, au début du crépuscule, la rencontre entre le Soleil et l’horizon. Ils portaient la toge violette et leur panoplie – il ne manquait que la coupe au premier et l’anneau au second pour briguer le titre de Maître.
Félicia Lytvyn arriva ensuite. Eleftherios avait accueilli avec une certaine réticence l’idée d’inclure une femme dans leur « famille », mais Polkinghorne avait fini par le convaincre qu’elle en valait la chandelle. Il prononça donc les paroles qui les liaient en tant que maître et élève sans trop exprimer son dégoût, mais sans joie ni chaleur non plus.
Son visage s’éclaira lorsque Derek Virkkunen entra à son tour, désirable comme toujours. Il était revenu dans La Cité la veille, mais Eleftherios était trop occupé par ses préparatifs pour lui consacrer ne serait-ce qu’une minute. Il portait la toge blanche du novice, aujourd’hui et pour une durée indéterminée… Il avait refusé de progresser au-delà des exercices les plus élémentaires, préférant investir les acquis de son acuité naissante dans la pratique des Beaux-arts plutôt que dans l’apprentissage de cet art supérieur qui lui était offert. Si quelqu’un d’autre avait agi pareillement, il aurait été l’objet des foudres d’Eleftherios, mais pour Derek, c’était différent… Encore plus depuis sa cure de jouvence. Eleftherios avait toujours naturellement gravité vers les créateurs et les penseurs capables d’ébranler les allant-de-soi de leur époque… Même parmi ceux qu’il avait eu la chance de côtoyer, Derek se démarquait. Il était spécial. Unique. Tout aussi content de revoir son amant, l’artiste prit silencieusement sa place, tout sourire.
Ils tirèrent leur capuchon pour dissimuler leur visage pendant que Hoshmand allait chercher la pièce de résistance. Eleftherios était impatient d’observer la réaction de son futur initié… Le caractère inattendu de l’initiation ne manquait jamais de surprendre les nouveaux venus.
Gauss devait déjà avoir commencé à regretter son arrogance, pour peu qu’il ait compris l’origine des émotions et des sensations avec lesquelles il se débattait… Mais il n’avait rien vu encore.

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