La salle était enfin prête. Il savait que l’église
abandonnée où il avait disputé la
Joute contre Gordon servait aussi pour ses rituels; ce genre
de vaste espace décoré de vitraux correspondait à merveille à son style, mais
Eleftherios favorisait plutôt les os et les crânes qui étaient prisés par les
Maîtres qui l’avaient initié il y avait si longtemps déjà. Les os étaient
censés signifier la fin de toute chose, la mort qui guette tous ceux en-deçà de
la réalisation du Grand Œuvre. Maintenant qu’il l’avait accompli, cette atmosphère de catacombes lui apparaissait comme le symbole de sa supériorité
intrinsèque sur tous ceux qui retourneraient à la poussière pendant que lui et
les siens continueraient leur glorieuse marche vers l’éternité. Il avait
aménagé son sanctuaire avec soin. Quiconque était rompu aux traditions du Collège
aurait relevé que chaque détail de la disposition des lieux était porteur de
symboles.
Lorsque ceux qui avaient survécu à Romuald Harré s’étaient
alliés en un mariage de raison pour favoriser la reconstruction de ce qui avait
été perdu, les deux traditions avaient dû négocier un terrain d’entente quant à
leurs us et coutumes… De l’école des Seize de Munich, on avait préservé les
trois degrés d’initiation et l’éducation successive par plusieurs Maîtres
plutôt qu’un seul; de son Collège, on avait adopté le troc de faveurs et les
quatre objets de la panoplie des Maîtres. L’interventionnisme du Collège dans
les affaires politiques des nations cadrait mal avec la distance que les Seize
tenaient à maintenir avec ce qu’ils considéraient de basses entreprises; dans
un premier temps, les survivants du premier groupe avaient reconnu que leur
ingérence était indirectement responsable de la mort de millions. Ils s’étaient
donc rangés du côté des Seize – d’autant plus qu’ils étaient convaincus que
leurs rivaux, massacrés par Harré jusqu’au dernier, ne profiteraient pas du
vide créé par leur retrait pour prendre le pouvoir. Le retour du balancier
avait eu lieu une vingtaine d’années plus tard, lorsque la Seconde Guerre
mondiale leur avait appris que la non-ingérence pouvait s’avérer encore plus
meurtrière. Les Maîtres s’étaient entendus sur la mesure dans laquelle il leur
serait permis d’exercer leur influence sur les masses; c’est ainsi que les
règles de la Joute
avaient été codifiées – à tout le moins pour la partie située en-dehors du
cercle magique.
L’idée de magie… C’était un autre point où les deux
traditions achoppaient. Les Seize s’accrochaient aux euphémismes, à l’idée
d’art ou de science… Tandis que du côté du Collège, on enseignait explicitement
neuf types de magie. Il est vrai que selon la typologie de Giordano Bruno, les
premiers types impliquaient seulement une application des lois usuelles du
cosmos. La représentation des deux traditions se rejoignait dans leurs
différences : là où les Seize considéraient la magie comme une science, le
Collège considérait la science comme une forme de magie. Même si privément, il
ne s’empêchait pas de penser avec les termes auxquels il était habitué,
Eleftherios avait éventuellement accepté la façon de parler des Seize – après
tout, les détours contribuaient aussi à protéger leurs secrets contre
l’espionnage.
C’est donc dans son lugubre sanctuaire nouvellement aménagé
dans un sous-sol du Centre-Ouest qu’il reçut ses élèves pour la cérémonie.
Hoshmand et Polkinghorne arrivèrent à l’heure voulue, au
début du crépuscule, la rencontre entre le Soleil et l’horizon. Ils portaient
la toge violette et leur panoplie – il ne manquait que la coupe au premier et
l’anneau au second pour briguer le titre de Maître.
Félicia Lytvyn arriva ensuite. Eleftherios avait accueilli
avec une certaine réticence l’idée d’inclure une femme dans leur
« famille », mais Polkinghorne avait fini par le convaincre qu’elle
en valait la chandelle. Il prononça donc les paroles qui les liaient en tant
que maître et élève sans trop exprimer son dégoût, mais sans joie ni chaleur
non plus.
Son visage s’éclaira lorsque Derek Virkkunen entra à son
tour, désirable comme toujours. Il était revenu dans La Cité la veille, mais
Eleftherios était trop occupé par ses préparatifs pour lui consacrer ne
serait-ce qu’une minute. Il portait la toge blanche du novice, aujourd’hui et
pour une durée indéterminée… Il avait refusé de progresser au-delà des
exercices les plus élémentaires, préférant investir les acquis de son acuité
naissante dans la pratique des Beaux-arts plutôt que dans l’apprentissage de
cet art supérieur qui lui était offert. Si quelqu’un d’autre avait agi
pareillement, il aurait été l’objet des foudres d’Eleftherios, mais pour Derek,
c’était différent… Encore plus depuis sa cure de jouvence. Eleftherios avait
toujours naturellement gravité vers les créateurs et les penseurs capables
d’ébranler les allant-de-soi de leur époque… Même parmi ceux qu’il avait eu la
chance de côtoyer, Derek se démarquait. Il était spécial. Unique. Tout aussi content
de revoir son amant, l’artiste prit silencieusement sa place, tout sourire.
Ils tirèrent leur capuchon pour dissimuler leur visage
pendant que Hoshmand allait chercher la pièce de résistance. Eleftherios était
impatient d’observer la réaction de son futur initié… Le caractère inattendu de
l’initiation ne manquait jamais de surprendre les nouveaux venus.
Gauss devait déjà avoir commencé à regretter son arrogance,
pour peu qu’il ait compris l’origine des émotions et des sensations avec
lesquelles il se débattait… Mais il n’avait rien vu encore.
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