dimanche 27 mars 2011

Le Noeud Gordien, épisode 163 : Catacombes, 2e partie

Hoshmand conduisit Édouard vers le Centre-Ouest jusqu’à un quartier qu’il reconnut sans peine : il s’agissait d’un imposant développement immobilier avorté avant sa complétion. Le promoteur, un proche de l’administration Lacenaire, était disparu avec les millions qu’il avait soutirés de ceux qui avaient cru en son projet ambitieux. Les immeubles étaient pour la plupart inachevés et inhabitables; des graffitis peints sur le béton des structures nues représentaient à peu près la seule touche colorée dans la grisaille ambiante.
Ils s’arrêtèrent devant une structure plus achevée que les autres, dont le destin aurait sans doute été de contenir un magasin grande surface. Malgré plusieurs vitres cassées, des barreaux aux fenêtres interdisaient à quiconque d’y pénétrer. Il n’y avait toutefois rien à l’intérieur pour intéresser d’éventuels intrus, à part peut-être des squatters : le plancher était complètement désert.
Édouard se demandait évidemment à quoi tout cela rimait, mais ses interrogations et ses inquiétudes demeuraient distraites, lointaines, englouties comme tout le reste sous son tumulte intérieur. Il était las de ces envies qu’il ne pouvait ni fuir ni satisfaire; il aurait suivi Hoshmand n’importe où pour peu qu’il puisse l’en libérer.
Hoshmand conduisit Édouard jusqu’à une porte qu’il déverrouilla avant de lui signaler d’entrer.
L’intérieur était non seulement vide, il n’avait jamais contenu quoi que ce soit. La surface dallée demeurait impeccable, sans la moindre encoche ni rayure sous la poussière accumulée. Le plafond suspendu, typique de ce genre de magasin, n’avait jamais été installé : on pouvait voir les armatures de métal et les fils électriques courir dans toutes les directions. La nudité des lieux mettait en exergue l’immensité du plancher.
Hoshmand le conduisit vers un escalier qui descendait jusqu'au deuxième sous-sol, tout aussi désert que le rez-de-chaussée. Le premier signe d’occupation humaine fut une petite pièce où on avait déroulé un sac de couchage à même le sol à côté d’une petite table ronde et de deux chaises. Hoshmand lui fit signe d’entrer.
Dès qu’il eut franchi le seuil, Édouard entendit la porte claquer derrière lui. « Attendez ici », dit Hoshmand avant de s’en aller d’un pas vif. Édouard voulut s’élancer à sa suite pour exiger des explications, mais la porte était verrouillée. Pour la première fois, l’inquiétude passa à l’avant-plan. Comme il l’avait redouté, son téléphone était inutile sous autant de béton… La porte semblait trop solide pour être forcée; il devinait que le mobilier céderait avant de l’entamer s’il s’en servait comme bélier. Il n’eut d’autre choix qu’arpenter frénétiquement la petite pièce pour distraire à la fois ses élans intérieurs et son anxiété.
Il n’avait aucune façon de mesurer le passage du temps; son excitation et son manque de sommeil brouillaient davantage toute tentative d’estimation. Hoshmand revint après un moment à la fois court et interminable.
Il portait une sorte de robe violette dont le capuchon était remonté. Lorsqu’il déverrouilla la porte, Édouard fut tenté de le bousculer pour s’enfuir… Mais la possibilité de se débarrasser de son excitation, ajoutée à la curiosité quant à l’accoutrement de Hoshmand le firent rester et suivre une fois de plus le chemin qu’il lui montrait.
Ils arrivèrent devant une porte à double battants; l’odeur de mèche de chandelle brûlée vint chatouiller les narines d’Édouard juste avant que Hoshmand le pousse rudement jusqu’aux portes; elles s’ouvrirent sans résistance. Édouard déboucha sur une scène qui le laissa bouche bée.
Des silhouettes encapuchonnées se tenaient de chaque côté d’un long tapis rouge; plusieurs tenaient à la main un bâton ou une épée. Des ossements et des crânes, humains en apparence, étaient disposés un peu partout; Édouard ne pouvait dire s’ils provenaient de moulages ou de vraies dépouilles; ils lui paraissaient inconfortablement réalistes. Dans un coin, un cercle rempli de symboles avait été tracé sur le béton à la craie; des ossements couvraient l’espace entre le périmètre et le centre à la manière des rayons d’une roue. Le tableau n’était éclairé que par une série de gros cierges noirs assez espacés pour couvrir la pièce d’ombres vacillantes.
Toutes les silhouettes se tournèrent vers lui alors que Hoshmand le poussait en avant. Il était impossible de demeurer insensible face au caractère à la fois lugubre et solennel du cérémonial. S’il avait vu la scène en vidéo, dans le confort de son salon, il aurait été amusé de reconnaître tous ces clichés déjà anciens au temps de Rosemary’s baby… Mais il avait affaire à des gens qui avaient effacé des souvenirs de sa mémoire, et la tumescence contrainte par ses jeans lui rappelaient douloureusement qu’il avait intérêt à ne pas les sous-estimer. 
La surprise causée par la scène inattendue ne dura qu’un instant. L’investigateur en lui reprit le dessus presque immédiatement : il avait voulu infiltrer l’entourage d’Aleksi? Il y était. Il se souvint que Gordon lui avait parlé d’une éventuelle initiation… Les chances étaient bonnes qu’il s’agisse de la raison du cérémonial. Il n’avait pas à craindre quoi que ce soit : il avait son objectif. Il inspira profondément et redressa fièrement sa posture.
La silhouette la plus éloignée de l’entrée lui fit signe d’avancer. Elle était la seule toute vêtue de rouge profond; à en juger par ses manières et son gabarit, Édouard supposa qu’il s’agissait d’Aleksi. Son hypothèse fut confirmée lorsqu’il prit la parole. « Qu’Édouard Gauss s’approche du trône! »
Édouard vit alors le trône en question… Le meuble massif était couvert des mêmes motifs squelettiques que le reste de la pièce. Les autres suivirent le mouvement d’Édouard alors qu’il s’approchait. Il sentait que Hoshmand le suivait de près, un pas derrière lui.
À trois mètres du trône, Hoshmand appuya sur l’épaule d’Édouard avec une insistance qui ne lui laissait aucun doute : il devait s’agenouiller. Il ne cessa pas pour autant de fixer Aleksi avec tout le calme et la confiance qu’il put trouver. Hoshmand ne relâcha pas sa pression.
 « Édouard Gauss, tu es accusé d’ingérence et d’espionnage. Les secrets de notre société sont plus importants que notre vie, ou la tienne; quiconque les trahit ne peut être que notre ennemi. »
Le sang d’Édouard glaça dans ses veines. Ça n’était pas une initiation : c’était un procès. Soudainement, les épées et les bâtons lui apparurent autrement plus menaçants. 

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