Même si son parcours semblait avoir
suivi une ligne droite de l’obscurité à la notoriété publique, Vincent savait
qu’il avait plutôt procédé par zigzags, évitant de près des obstacles qui
auraient pu tout torpiller. La dernière occurrence remontait à quelques mois
déjà, lorsque la mairesse avait proposé que tout leur entourage passe au
détecteur de mensonges. L’opération risquait de mettre au jour l’existence de
son « conseiller spécial »… Aux yeux de Vincent, les services qu’il
lui avait rendus demeuraient sans importance – quelques informations
privilégiées, quelques coups de piston en faveur de candidats chaudement
recommandés par son bienfaiteur anonyme… Chaque fois, les compensations
monétaires en valaient largement la chandelle. Techniquement, les accrocs éthiques restaient mineurs. Vincent ne
se serait jamais mouillé dans des affaires plus graves. Mais si le polygraphe
faisait ressortir les zones grises de son éthique personnelle, c’est toute sa
crédibilité qui serait détruite.
Paniqué, il avait réagi de la seule
manière qui s’était offerte à lui sur le coup : il avait remis sa démission à
Marylin Martuccelli, prétextant que le climat de paranoïa omniprésente
empoisonnait sa vie et le forçait à revoir la direction qu’il voulait donner à
sa carrière. Sa patronne estomaquée avait accepté sa démission sans savoir quoi
dire; Vincent était retourné chez lui, atterré par ce revirement imprévu. Mais
son quitte ou double s’était avéré gagnant au final : une mairesse paniquée
était débarquée chez lui en soirée pour le convaincre de rester dans son
équipe, pour lui assurer que si elle pouvait compter sur la fidélité et l’honnêteté
de quelqu’un, c’était bien lui… Intérieurement soulagé derrière une façade
réticente, il avait accepté de reprendre son poste. Il n’avait plus été
question de polygraphe par la suite. Par ailleurs, son conseiller spécial ne lui avait rien demandé depuis près d’un an.
Ces temps-ci, Vincent était
peut-être moins riche mais il respirait enfin.
Fin prêt à affronter une nouvelle
journée de travail, il sortit et goûta avec plaisir la fraîcheur matinale que
le soleil commençait à peine à réchauffer. Le condominium de Vincent était
assez prêt du Centre pour lui permettre de se rendre au boulot à pied. Il
sortit de chez lui en sifflotant.
« Vincent Therrien? », dit
une voix grave derrière lui, trois pas après qu’il se soit engagé dans la rue.
Un peu surpris, il se tourna pour
voir deux hommes au look archétypique des services secrets : lunettes
noires, veston noir, cravate noire, visage inexpressif. Au même moment, une
Cadillac – noire, évidemment – stationnée en amont de la voie s’avança jusqu’à
eux. Le premier homme ouvrit la portière arrière pendant que le second disait :
« Montez, s’il-vous-plaît ».
Vincent fut pris d’un réflexe animal
de fuite, mais la présence intimidante des deux hommes l’empêcha d’y donner
libre cours. Que pouvait-il faire d’autre? Il entra dans la voiture.
Contre toute attente, une jolie
jeune femme l’y attendait. Son apparence était familière, mais il lui fallut un
moment pour remonter le fil d’Ariane jusqu’à la reconnaître.
« Vincent », dit-elle d’un
ton sec, presque dédaigneux.
Ils ne s’étaient pas vus depuis leur
rupture, douloureuse à bien des égards. Il avait bien entendu des récits de ses
exploits financiers ici et là, mais il avait toujours veillé à se tenir loin
d’elle. Il découvrait que, malgré le passage des années, cette fille lui
foutait encore la trouille.
« Mélanie Tremblay », répondit-il
d’un ton qu’il voulait enjoué. « Ça fait longtemps.
— Paraît que c’est toi qui chapeaute
l’escouade d’intervention contre le crime organisé?
— Heu, pas exactement. C’est moi qui
assure la liaison entre l’équipe et le bureau de la mairesse, mais…
— Tu vas dire à tes clowns d’arrêter
de fouiller dans mes affaires. Je suis une femme d’affaire honnête. On ne peut
même pas se promener toute seule en ville la nuit tombée; me semble que vous
devriez travailler à ramasser ces drogués et ces pourris avant de venir harceler
vos payeurs de taxe… Tu rappelleras aussi à ta patronne que j’étais là pour
elle lorsqu’elle en avait besoin. Un minimum de respect serait apprécié après
tout ce que j’ai fait pour vous autres. »
Vincent n’était pas au courant de la
nature de l’aide à laquelle elle faisait allusion. « Écoute, c’est pas moi
qui décide. Claude Sutton a carte blanche pour mener son enquête. Si tu n’as
rien à te reprocher, collab…
— Je vais dire ça autrement. Tu vas
t’arranger pour que Sutton aille mettre son nez ailleurs dès que possible,
sinon je vais lui donner des raisons de s’intéresser à la source de la fuite
dans l’affaire Bruner. »
Vincent pâlit. La source, c’était
lui. Il avait cru l’affaire étouffée, le dossier clos; si les médias en
apprenaient les détails, sa carrière était finie. Comment avait-elle pu savoir
son implication? Il voulut demander des explications en niant sa culpabilité en
même temps; en cherchant à dire deux choses à la fois, il ne réussit qu’à
bafouiller quelques mots indistincts.
« Maintenant, disparais de ma
vue. Et arrange-toi pour que je voie des résultats rapidement. Je n’ai aucune
patience pour les gens comme toi. »
Soudainement, la vie de Vincent
était redevenue compliquée.
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