dimanche 4 mars 2012

Le Noeud Gordien, épisode 210 : Slalom

Vincent Therrien ajusta une dernière fois le nœud de sa cravate en se regardant dans le miroir, satisfait de ce qu’il y voyait. Son rituel matinal était un succès : le dormeur fripé s’était transformé en jeune politicien en pleine ascension.
Même si son parcours semblait avoir suivi une ligne droite de l’obscurité à la notoriété publique, Vincent savait qu’il avait plutôt procédé par zigzags, évitant de près des obstacles qui auraient pu tout torpiller. La dernière occurrence remontait à quelques mois déjà, lorsque la mairesse avait proposé que tout leur entourage passe au détecteur de mensonges. L’opération risquait de mettre au jour l’existence de son « conseiller spécial »… Aux yeux de Vincent, les services qu’il lui avait rendus demeuraient sans importance – quelques informations privilégiées, quelques coups de piston en faveur de candidats chaudement recommandés par son bienfaiteur anonyme… Chaque fois, les compensations monétaires en valaient largement la chandelle. Techniquement, les accrocs éthiques restaient mineurs. Vincent ne se serait jamais mouillé dans des affaires plus graves. Mais si le polygraphe faisait ressortir les zones grises de son éthique personnelle, c’est toute sa crédibilité qui serait détruite.
Paniqué, il avait réagi de la seule manière qui s’était offerte à lui sur le coup : il avait remis sa démission à Marylin Martuccelli, prétextant que le climat de paranoïa omniprésente empoisonnait sa vie et le forçait à revoir la direction qu’il voulait donner à sa carrière. Sa patronne estomaquée avait accepté sa démission sans savoir quoi dire; Vincent était retourné chez lui, atterré par ce revirement imprévu. Mais son quitte ou double s’était avéré gagnant au final : une mairesse paniquée était débarquée chez lui en soirée pour le convaincre de rester dans son équipe, pour lui assurer que si elle pouvait compter sur la fidélité et l’honnêteté de quelqu’un, c’était bien lui… Intérieurement soulagé derrière une façade réticente, il avait accepté de reprendre son poste. Il n’avait plus été question de polygraphe par la suite. Par ailleurs, son conseiller spécial ne lui avait rien demandé depuis près d’un an.
Ces temps-ci, Vincent était peut-être moins riche mais il respirait enfin.
Fin prêt à affronter une nouvelle journée de travail, il sortit et goûta avec plaisir la fraîcheur matinale que le soleil commençait à peine à réchauffer. Le condominium de Vincent était assez prêt du Centre pour lui permettre de se rendre au boulot à pied. Il sortit de chez lui en sifflotant.
« Vincent Therrien? », dit une voix grave derrière lui, trois pas après qu’il se soit engagé dans la rue.
Un peu surpris, il se tourna pour voir deux hommes au look archétypique des services secrets : lunettes noires, veston noir, cravate noire, visage inexpressif. Au même moment, une Cadillac – noire, évidemment – stationnée en amont de la voie s’avança jusqu’à eux. Le premier homme ouvrit la portière arrière pendant que le second disait : « Montez, s’il-vous-plaît ».
Vincent fut pris d’un réflexe animal de fuite, mais la présence intimidante des deux hommes l’empêcha d’y donner libre cours. Que pouvait-il faire d’autre? Il entra dans la voiture.
Contre toute attente, une jolie jeune femme l’y attendait. Son apparence était familière, mais il lui fallut un moment pour remonter le fil d’Ariane jusqu’à la reconnaître.
« Vincent », dit-elle d’un ton sec, presque dédaigneux.
Ils ne s’étaient pas vus depuis leur rupture, douloureuse à bien des égards. Il avait bien entendu des récits de ses exploits financiers ici et là, mais il avait toujours veillé à se tenir loin d’elle. Il découvrait que, malgré le passage des années, cette fille lui foutait encore la trouille.
 « Mélanie Tremblay », répondit-il d’un ton qu’il voulait enjoué. « Ça fait longtemps. 
— Paraît que c’est toi qui chapeaute l’escouade d’intervention contre le crime organisé?
— Heu, pas exactement. C’est moi qui assure la liaison entre l’équipe et le bureau de la mairesse, mais…
— Tu vas dire à tes clowns d’arrêter de fouiller dans mes affaires. Je suis une femme d’affaire honnête. On ne peut même pas se promener toute seule en ville la nuit tombée; me semble que vous devriez travailler à ramasser ces drogués et ces pourris avant de venir harceler vos payeurs de taxe… Tu rappelleras aussi à ta patronne que j’étais là pour elle lorsqu’elle en avait besoin. Un minimum de respect serait apprécié après tout ce que j’ai fait pour vous autres. »
Vincent n’était pas au courant de la nature de l’aide à laquelle elle faisait allusion. « Écoute, c’est pas moi qui décide. Claude Sutton a carte blanche pour mener son enquête. Si tu n’as rien à te reprocher, collab…
— Je vais dire ça autrement. Tu vas t’arranger pour que Sutton aille mettre son nez ailleurs dès que possible, sinon je vais lui donner des raisons de s’intéresser à la source de la fuite dans l’affaire Bruner.  »
Vincent pâlit. La source, c’était lui. Il avait cru l’affaire étouffée, le dossier clos; si les médias en apprenaient les détails, sa carrière était finie. Comment avait-elle pu savoir son implication? Il voulut demander des explications en niant sa culpabilité en même temps; en cherchant à dire deux choses à la fois, il ne réussit qu’à bafouiller quelques mots indistincts.
« Maintenant, disparais de ma vue. Et arrange-toi pour que je voie des résultats rapidement. Je n’ai aucune patience pour les gens comme toi. »
Soudainement, la vie de Vincent était redevenue compliquée. 

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