Dès qu’il se trouva sur la route, il
se sentit décrocher de ces politicailleries qui empoisonnaient sa vie
professionnelle. Une heure plus tard il se retrouvait au milieu des champs de l’arrière-pays,
le bitume et le smog de La Cité loin derrière lui. Il s’arrêta à la même épicerie
où il se ravitaillait toujours avant de continuer jusqu’à sa destination. Il s’acheta
du pain, du beurre, des œufs, de la charcuterie et de la bière – bref, l’essentiel
pour la vie de chalet. Il vit une grosse
marmotte s’enfuir dans les herbes hautes du terrain jouxtant le stationnement de l’épicerie.
Il sourit du plaisir de se retrouver un peu plus proche de la nature. Il se
remit en route en restant à l’affût des autres formes de vie qui pourraient se
trouver sur son chemin.
Il arriva enfin au détour du chemin
cahoteux au bout duquel le chalet des Sutton s’élevait. Une vague de détente l’envahit;
la transition de l’asphalte à la gravelle avait gagné ce pouvoir, comme un
réflexe conditionné.
Alors qu’il avait dû se contenter de
l’observation d’oiseaux communs de part et d’autre du chemin, la chance lui
sourit à l’arrivée. Lorsque le chalet apparut dans son champ de vision, il
aperçut en même temps une biche et un faon de l’année carrément embarqués sur
son perron. Le nez de la maman était collé contre la fenêtre, comme si elle
essayait de voir à l’intérieur.
Le moment ne dura qu’un instant; dès
que la biche réalisa qu’une voiture s’approchait, elle bondit en direction du
bois, suivie de près de son petit.
Souriant à nouveau, Claude sortit
ses bagages de la voiture, puis il remarqua un détail inhabituel : toutes
les fenêtres du chalet étaient ouvertes. Même si la maisonnette ne contenait
rien de grande valeur, Claude la maintenait verrouillée, sans quoi elle
pourrait être investie par des vagabonds ou des vandales. À première vue, la
porte ne semblait pas avoir été forcée, mais quelqu’un était visiblement entré
depuis sa dernière visite.
Claude ne se sentit pas en danger :
si les chevreuils avaient réagi si prestement à son arrivée, il déduisait qu’ils
ne se seraient pas aventurés si près du chalet si quelqu’un s’y trouvait. Il
déposa ses sacs et s’approcha à pas de loup.
Sa déduction s’avérait fausse :
il y avait bien quelqu’un dans le chalet. Contre toute attente, ce quelqu’un
était un Édouard Gauss hirsute et hagard qui se balançait sur une chaise
berçante, les yeux fermés.
« Qu'est-ce que tu fais là? »,
demanda Claude en entrant. Édouard sursauta; Claude eut l'impression de revoir
le regard effarouché de la biche découvrant son approche.
« Je me berce », répondit-il
bêtement.
Claude remarqua qu'il avait les yeux
cernés et rougis; son attitude ressemblait trop à celle d'un drogué en fin de
galère. Édouard? Qui l’eut cru!
« C'est pas ce que tu penses »,
répondit Édouard.
Claude l’avait entendue mille fois. Il
pouvait facilement entrevoir la suite… La prochaine étape serait probablement
un aveu accompagné de c’est ma première
fois, ce n’est pas dans mes habitudes… « Mais regarde-toi! Qu’est-ce
qui t’arrive?
— Tu penses que je suis fou... »
Celle-là, Claude ne s'y était pas attendu.
Édouard continua: « Je ne peux pas
t'en parler, mais appelle Alex, il va t'expliquer... »
Paradoxalement, les paroles d’Édouard
semblaient confirmer ce qu'il ne voulait pas que Claude pense de lui... « Y'a
pas de téléphone ici. Faudrait redescendre au village.
—Pas de trouble, je vais
t'attendre...
— Euh, si j’y vais, tu viens avec
moi. » Drogué ou fou, Édouard avait besoin d’aide, c’était évident.
« Je ne peux pas... je suis
occupé.
— Occupé à quoi? »
Édouard fit mine d’essayer de parler,
mais à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, son visage se tordait à la manière
d’un bègue sévère s’apprêtant à disserter sur les chemises de l’archiduchesse.
Après quelques tentatives infructueuses, il lança : « Ma corneille!
Ah! Je peux parler de ma corneille!
— Ta corneille!?
— Oui! Je peux t’en parler parce que
c’est mon secret à moi. Ça ne fait pas longtemps qu’elle s’est remise à voler.
Elle ne part jamais longtemps…
— Laisse faire ta corneille, tu t’en
viens avec moi. »
Où était cet Édouard posé et bien
mis qu'il connaissait depuis toujours? Que lui était-il arrivé pour qu'il se
transforme en espèce d'homme des cavernes à moitié incohérent? Il fallait le
faire examiner d'urgence par un médecin... Préférablement un psychiatre.
Claude alla agripper Édouard par l’épaule.
Il avait perdu beaucoup de poids : Claude s’était attendu à plus de chair
et moins d’os. « Tu viens avec moi! »
Édouard souffrit d’un nouvel accès
de constipation verbale. Il se débattit lorsque
Claude voulut le conduire à sa voiture, mais sans force; il semblait
considérablement affaibli. Claude réussit à le tirer de sa chaise au prix de
quelques efforts.
« Non! Tu ne comprends pas! Je
ne peux pas m’en aller! Tu ne peux pas rester! »
Implacable, Claude le tira jusqu’au seuil, déterminé à
fournir à son ami l’aide dont il avait ostensiblement besoin. Le destin lui laisserait-il prendre des vacances un jour?
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