dimanche 25 mars 2012

Le Noeud Gordien, épisode 213: Au vert, 2e partie

Une fois de plus, sa femme se trouvait prise par les préparatifs pour l’encan-bénéfice de Cité Solidaire. Elle réagit par un simple « oui, oui » lorsqu’il lui annonça qu’il s’en allait pour le week-end. Claude soupçonnait qu’il aurait pu partir et revenir sans qu’elle n’ait réalisé son absence.
Dès qu’il se trouva sur la route, il se sentit décrocher de ces politicailleries qui empoisonnaient sa vie professionnelle. Une heure plus tard il se retrouvait au milieu des champs de l’arrière-pays, le bitume et le smog de La Cité loin derrière lui. Il s’arrêta à la même épicerie où il se ravitaillait toujours avant de continuer jusqu’à sa destination. Il s’acheta du pain, du beurre, des œufs, de la charcuterie et de la bière – bref, l’essentiel pour la vie de chalet. Il vit une grosse marmotte s’enfuir dans les herbes hautes du terrain jouxtant le stationnement de l’épicerie. Il sourit du plaisir de se retrouver un peu plus proche de la nature. Il se remit en route en restant à l’affût des autres formes de vie qui pourraient se trouver sur son chemin.
Il arriva enfin au détour du chemin cahoteux au bout duquel le chalet des Sutton s’élevait. Une vague de détente l’envahit; la transition de l’asphalte à la gravelle avait gagné ce pouvoir, comme un réflexe conditionné.
Alors qu’il avait dû se contenter de l’observation d’oiseaux communs de part et d’autre du chemin, la chance lui sourit à l’arrivée. Lorsque le chalet apparut dans son champ de vision, il aperçut en même temps une biche et un faon de l’année carrément embarqués sur son perron. Le nez de la maman était collé contre la fenêtre, comme si elle essayait de voir à l’intérieur.
Le moment ne dura qu’un instant; dès que la biche réalisa qu’une voiture s’approchait, elle bondit en direction du bois, suivie de près de son petit.
Souriant à nouveau, Claude sortit ses bagages de la voiture, puis il remarqua un détail inhabituel : toutes les fenêtres du chalet étaient ouvertes. Même si la maisonnette ne contenait rien de grande valeur, Claude la maintenait verrouillée, sans quoi elle pourrait être investie par des vagabonds ou des vandales. À première vue, la porte ne semblait pas avoir été forcée, mais quelqu’un était visiblement entré depuis sa dernière visite.
Claude ne se sentit pas en danger : si les chevreuils avaient réagi si prestement à son arrivée, il déduisait qu’ils ne se seraient pas aventurés si près du chalet si quelqu’un s’y trouvait. Il déposa ses sacs et s’approcha à pas de loup.
Sa déduction s’avérait fausse : il y avait bien quelqu’un dans le chalet. Contre toute attente, ce quelqu’un était un Édouard Gauss hirsute et hagard qui se balançait sur une chaise berçante, les yeux fermés.  
« Qu'est-ce que tu fais là? », demanda Claude en entrant. Édouard sursauta; Claude eut l'impression de revoir le regard effarouché de la biche découvrant son approche.
« Je me berce », répondit-il bêtement.
Claude remarqua qu'il avait les yeux cernés et rougis; son attitude ressemblait trop à celle d'un drogué en fin de galère. Édouard? Qui l’eut cru!  
« C'est pas ce que tu penses », répondit Édouard.
Claude l’avait entendue mille fois. Il pouvait facilement entrevoir la suite… La prochaine étape serait probablement un aveu accompagné de c’est ma première fois, ce n’est pas dans mes habitudes… « Mais regarde-toi! Qu’est-ce qui t’arrive?
— Tu penses que je suis fou... » Celle-là, Claude ne s'y était pas attendu.
Édouard continua: « Je ne peux pas t'en parler, mais appelle Alex, il va t'expliquer... »
Paradoxalement, les paroles d’Édouard semblaient confirmer ce qu'il ne voulait pas que Claude pense de lui... « Y'a pas de téléphone ici. Faudrait redescendre au village.
—Pas de trouble, je vais t'attendre... 
— Euh, si j’y vais, tu viens avec moi. » Drogué ou fou, Édouard avait besoin d’aide, c’était évident.
« Je ne peux pas... je suis occupé.
— Occupé à quoi? »
Édouard fit mine d’essayer de parler, mais à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, son visage se tordait à la manière d’un bègue sévère s’apprêtant à disserter sur les chemises de l’archiduchesse. Après quelques tentatives infructueuses, il lança : « Ma corneille! Ah! Je peux parler de ma corneille!
— Ta corneille!?
— Oui! Je peux t’en parler parce que c’est mon secret à moi. Ça ne fait pas longtemps qu’elle s’est remise à voler. Elle ne part jamais longtemps…
— Laisse faire ta corneille, tu t’en viens avec moi. »
Où était cet Édouard posé et bien mis qu'il connaissait depuis toujours? Que lui était-il arrivé pour qu'il se transforme en espèce d'homme des cavernes à moitié incohérent? Il fallait le faire examiner d'urgence par un médecin... Préférablement un psychiatre.
Claude alla agripper Édouard par l’épaule. Il avait perdu beaucoup de poids : Claude s’était attendu à plus de chair et moins d’os. « Tu viens avec moi! »
Édouard souffrit d’un nouvel accès de constipation verbale. Il se débattit  lorsque Claude voulut le conduire à sa voiture, mais sans force; il semblait considérablement affaibli. Claude réussit à le tirer de sa chaise au prix de quelques efforts.
« Non! Tu ne comprends pas! Je ne peux pas m’en aller! Tu ne peux pas rester! »
 Implacable, Claude le tira jusqu’au seuil, déterminé à fournir à son ami l’aide dont il avait ostensiblement besoin. Le destin lui laisserait-il prendre des vacances un jour?

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