dimanche 11 mai 2014

Le Noeud Gordien, épisode 319 : Émergence, 4e partie

 La transformation du diagramme en procédé réalisable s’avéra plus complexe qu’Édouard ne l’avait imaginé. Celui-ci devait inclure tous les éléments qui avaient été révélés à son esprit, incluant ceux qu’il avait jugés indescriptibles.
« Ils n’ont pas tous à se trouver là tels quels », précisa Gordon pendant qu’il poussait les tables de son laboratoire contre les murs. « Certains peuvent être remplacés par des substituts ou des symboles capables d’avoir le même effet. C’est là qu’une solide connaissance des principes alchimiques devient utile… » Il lui tendit une grosse craie blanche. « Commence par dessiner les deux cercles sur le plancher. Ensuite, nous définirons les autres éléments avant de les inscrire à leur tour. »
Il leur fallut une trentaine d’heures pour compléter le dispositif. Gordon fut d’une patience angélique pendant toute la durée. Édouard, de son côté, ne ressentit aucune fatigue malgré les heures qui s’accumulaient : sa compulsion n’avait jamais été si bien satisfaite.
« Prends place au centre du cercle », dit Gordon après une dernière vérification que tout s’y trouvait bien. « Visualise le procédé tel qu’il est apparu dans ta tête, sous forme d’idée pure. Ensuite, superpose-le dans ton esprit au dispositif que nous avons assemblé. 
— Je ne suis pas certain de comprendre ce que superpose-le veut dire…
— Essaie, tu vas voir. »
Édouard se mit en état d’acuité et fit suivit les instructions de Gordon. Il ne lui fallut qu’un instant pour qu’il ressente l’impression que le diagramme dans sa tête et celui sous ses pieds s’emboîtaient pour ne faire qu’un, aussi naturellement que les deux moitiés d’une ceinture de sécurité. Il retint son souffle.
Il s’était attendu à ce que l’effet magique se manifeste de façon  concrète – des couleurs chatoyantes, ou peut-être un son de carillon, comme dans les films – mais le seul indice que quelque chose s’était produit fut un frisson intense qui balaya tout son corps comme une vague, apportant avec elle un sentiment de détente profond. Il attendit un instant, puis un autre…
La voix de la compulsion s’était enfin tue. Il avait réussi.
Édouard s’écroula sur le sol du laboratoire, les yeux mouillés par des larmes de soulagement. Il avait presque oublié la sensation d’être libre de sa volonté – même sous l’effet de la poudre brune, une part de tensions demeurait toujours… Mais là… Là! Quel bonheur de n’avoir aucun autre impératif que d’être là, immobile, relax…
Il sursauta en sentant une main toucher son épaule. « Édouard? Tu t’es endormi. 
— Je… ne m’en étais pas rendu compte.
— Tu es épuisé. Va te reposer. Nous discuterons de la suite une autre fois. »
Gordon avait raison. Édouard  lui serra la main et le remercia chaudement avant de retourner à sa voiture. Il conduisit jusqu’à son appartement en cognant des clous, en se giflant pour garder les yeux ouverts. Les mois passés à travailler jour et nuit l’avaient vidé au-delà de ce qu’il avait cru possible. Maintenant que la compulsion qui le poussait en avant s’était dissipée, il n’y avait plus rien pour le garder debout.
Il s’effondra sur son lit moins de quinze secondes après son arrivée.
Quatorze heures passèrent en un clin d’œil. À son réveil, l’impression qu’il devait reprendre le temps perdu lui traversa l’esprit; il ricana du fait de pouvoir maintenant dire non.
Il se tourna dans son lit, tira les couvertures par-dessus sa tête et s’offrit un autre trois heures.

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