dimanche 18 mai 2014

Le Nœud Gordien, épisode 320 : Matinal

Édouard se réveilla au petit matin, enfin reposé mais l’estomac grondant. La matinée était fraîche et belle; il s’habilla et marcha jusqu’à Moka Moka, sur la treizième avenue, un restaurant 24h connu pour deux spécialités : ses déjeuners et ses desserts.
« Bon matin! », lui dit une rouquine guillerette en remplissant sa tasse de café avant même que ses fesses n’aient touché la banquette.
« Je vais être prêt à commander. » Édouard n’en était pas à sa première visite; il savait exactement ce qu’il voulait manger. « Ça va être l’assiette continentale et deux œufs bénédictines au saumon fumé. »
La serveuse lorgna la chaise vide devant lui. « Vous attendez quelqu’un d’autre? »
Édouard fit non de la tête. « À bien y penser, je vais prendre l’assiette de crêpe aux fruits. Mais sans sirop. » La serveuse acquiesça, mais Édouard la vit rayer ce qu’elle avait déjà écrit. « Les crêpes, c’est en plus du reste », précisa-t-il.
« Ooooooo-kay…
— Heu, j’ai faim. Très, très faim.
— Ouais, on dirait… Ce sera tout? »
L’air dubitatif de la serveuse amusa Édouard. « Oui. » Puis il ajouta : « En attendant le dessert. »
Elle le scruta un instant, peut-être pour détecter s’il blaguait ou s’il était sérieux. Elle était mignonne, avec de grands yeux expressifs et le visage constellé de taches de rousseur. C’était l’interaction la plus… normale qu’il vivait depuis un long moment. Il laissa le moment s’étirer avant de pouffer de rire. La serveuse semblait amusée. « Oh! Est-ce que vous avez des journaux?
— Je vous en amène un! »
Les grands titres étaient les mêmes que toujours… Des inquiétudes face à l’économie, un double homicide dans le Nord, des tensions à l’hôtel de ville autour de la reconstruction du Hilltown… De toute sa vie adulte, Édouard n’avait jamais été aussi déconnecté de l’actualité. Il n’était pas peu surpris de découvrir que somme toute, il n’avait pas manqué grand-chose…
Un entrefilet attira toutefois son attention. Il s’agissait des conclusions de l’enquête de la voirie à propos des lumières que plusieurs témoins avaient vu s’élever du Centre-Sud, et que certains avaient même filmées. Les autorités mettaient de l’avant une dysfonction du système électrique, probablement due à un usage illégal des infrastructures.
Édouard savait que ce phénomène n’avait rien à voir avec l’électricité. C’était un indice que les magiciens avaient sans doute noyauté le journal, l’hôtel de ville… Ou les deux. 
Ses trois plats arrivèrent en même temps. Il prit son temps à picorer l’une puis l’autre, savourant chaque bouchée. Après quarante-cinq minutes, ses assiettes étaient vides au trois quarts. Pendant tout ce temps, la rouquine ne laissa jamais descendre son café à moins de la moitié de la tasse. « Je vais prendre une pointe de tarte au citron », dit-il lors d’un de ses passages.
« Vous avez encore faim?
— Non. Mais j’ai encore envie de manger.
— Eh ben… »
Il aurait voulu lui raconter sa traversée du désert, lui dire qu’il se sentait comme un détenu tout juste libéré… Même si sa prison à lui était faite d’une compulsion magique plutôt que d’acier et de béton. En fait, par-dessus tout, il avait envie de parler, tout simplement.
« Je, hum, ce n’est pas dans mes habitudes, en fait, je n’ai jamais fait ça avant, mais… Est-ce que, heu, ça te dirait, un de ces jours, de…
— J’ai un chum », coupa-t-elle. « Mais merci pour la considération. » Elle lui fit un sourire équivoque puis passa à la table suivante.
Édouard soupira. Il envoya un message texte à Alexandre.
Es-tu levé?
                                                                            Pas encore couché.
                                                                            Kess tu devient?
Grosse nouveauté. Tu peux venir?
                                                                            Chu claquer. A soir?
Appelle-moi lorsque tu te lèves.
                                                                            OK. @+
Édouard se retrouva face au beau problème d’avoir devant lui une journée entière sans rien pour l’occuper. Il flâna encore un moment au restaurant avant de quitter en laissant un généreux pourboire. Il retourna ensuite chez lui… Et se mit à méditer.
Les portes de la prison étaient ouvertes… Mais rien ne l’empêchait d’y retourner, cette fois en tant qu’homme libre.
Un peu comme un coureur lesté se sent voler lorsqu’il enlève ses poids, cette méditation – volontaire, le ventre plein – fut facile, voire agréable. Édouard se contenta d’en faire pendant une petite heure, puis il opta pour une promenade.

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