dimanche 8 août 2010

Le Noeud Gordien, épisode 132 : Territoires, 2e partie

Le repère des Rottens était situé dans un ancien squat à la limite du Centre-Sud. Des planches de bois barricadaient les trois étages du bâtiment, ne laissant passer que de fins pinceaux de lumière. Personne n’y payait l’électricité depuis belle lurette; l’endroit n’était conséquemment jamais complètement éclairé ni réchauffé. Les occupants comptaient plutôt sur une génératrice qui vrombissait en permanence.
Enfin, c’était vrai pour ceux qui se trouvaient au rez-de-chaussée, là où on brassait les affaires; ceux qui faisaient le guet au troisième étage se trouvaient beaucoup trop loin pour en profiter. Ils devaient se contenter d’un petit feu de foyer qu’ils entretenaient avec des détritus ou des morceaux de contreplaqué arrachés au mur qui brûlaient en dégageant une fumée noire et toxique. Ils se relayaient, deux par deux : un guettait la rue devant, l’autre la ruelle derrière. Ils avaient pour consigne de sonner l’alarme au moindre signe de menace. Outre les revendeurs qui s’approvisionnaient au repère plus ou moins quotidiennement, tous ceux qui s’en approchaient étaient considérées comme des menaces potentielles. La plupart étaient des piétons, ces clochards, paumés et drogués qui arpentaient les environs sans destination réelle, juste pour échapper aux griffes glacées de l’hypothermie. Les voitures circulaient rarement dans cette section de La Cité; celles qui demeuraient stationnées sans surveillance étaient typiquement cambriolées durant la première heure. Si elles y restaient plus longtemps, elles finissaient vite démantelées et vendues en pièces détachées à des ferrailleurs.
La surveillance était un travail abrutissant. Il ne restait qu’à trouver le moyen de rendre les heures moins pénibles.
Bass faisait les cent pas, les mains coincées sous les aisselles sans vraiment réussir à les réchauffer. « Passe-moi la bouteille », dit-il à son frère de l’autre côté de la pièce.
Ils ne devaient pas boire durant le travail, mais qui pouvait les blâmer? Le rhum blanc laissait un sillon de feu en descendant dans leur gosier, suivi d’une agréable sensation de chaleur rayonnante – ils ignoraient qu’au final, ce rayonnement les laissait encore plus froid qu’avant; ils se contentaient de boire à nouveau quelques minutes plus tard.
« Combien de temps il nous reste?
— Une demi-heure… » Jay soufflait sur son nez pour le réchauffer. Le confort n’était que passager : la vapeur d’eau de son haleine le refroidissait plutôt.
Ils gagnaient moins d’argent en jouant les vigies qu’en vendant de la drogue dans leur demi-sous-sol, mais ici, ils avaient la possibilité de gravir les échelons vers une position bien meilleure que celle qu’ils avaient quittée. Plus important encore, les Rottens veillaient sur les leurs. Après que des motards eussent débarqués chez eux armés jusqu’aux dents, ils avaient compris l’importance – l’urgence – de s’allier à plus grand qu’eux.
« J’ai-tu hâte qu’on ait fini avec le niaisage! Ça nous prend de l’action!
— Paraît qu’on va faire un move dans la Petite Méditerranée dans pas long…
— Ça veut dire qu’ils vont avoir besoin de nous autres, ça… Bonne chose. Bonne chose. »
Bass prit la dernière cigarette de son paquet. Il alla le jeter dans le feu. Pendant une seconde vite passée, les flammes gagnèrent en intensité. Il demeura quelques instants devait le foyer à voir les flammes bleuir et verdir en consumant l’encre et le carton glacé. « Qu’est-ce qu’on fait à soir? Ça te tentes-tu de sortir?
— On va aller au Den. Tu devrais voir la nouvelle barmaid… Elle est juste… incroyable. Pis c’est clair qu’elle me veut...
— Est-ce qu’elle le sait? », dit Bass en retournant à son poste. De retour à la fenêtre, il figea : une camionnette avait eu le temps d’arriver à la hauteur du repère, la porte coulissante grande ouverte. La surprise retarda d’une seconde le cri d’alarme; deux gars tout en noir eurent le temps de balancer des cocktails Molotov sur la façade. Le bruit de verre brisé fut immédiatement suivi de coups de feu provenant du rez-de-chaussée. La fourgonnette accéléra et tourna le coin.
Jay et Bass échangèrent un regard avant de dégainer et d’enlever le cran de sûreté sur leurs armes. Ils déboulèrent presque les escaliers jusqu’en bas.
Marcus aboyait ses ordres à gauche et à droite pour coordonner l’évacuation. C’était un gangster de carrière au gabarit solide, à la frontière de l’obésité, qui portait des lunettes à grosses montures et une barbichette mal entretenue.
« Toi et toi, vous sortez en premier par la ruelle… Tirez sur tout ce qui bouge. Vous deux, restez autour de moi. Toi, appelle Johnny, dis-lui qu’on a de la visite… »
En voyant Jay et Bass descendre, il leur dit : « Vous deux, vous couvrez l’arrière! Sortez après moi et suivez-nous. »
Les flammes avaient gagné toute la façade ouest; il ne leur restait plus que la ruelle. Marcus ne se faisait pas d’illusion : on cherchait à les enfumer. « On va se faire tirer dessus, soyez prêts! Dans trois, deux, un… »
Les deux hommes d’avant-garde sortirent; ils n’avaient pas fait trois pas que déjà, les balles sifflaient autour d’eux. Ils plongèrent à couvert. « Ils sont au sud! Au moins trois! »
Marcus et son escorte s’apprêtèrent à se lancer. Il portait un gros sac de sport – une quantité appréciable de drogue mais surtout les recettes de la journée en espèces.
« C’est à nous! Couvrez-nous dans trois, deux, un… »
Les hommes d’avant-garde se mirent à faire feu ici et là, non pas dans l’idée de toucher leurs assaillants, mais plutôt de les faire baisser la tête pendant que Marcus se mettait à l’abri, suivi de près par Jay et Bass. L’un des hommes d’avant-garde fut touché par une balle au torse; il s’effondra sans un cri.
Arrivés à la première intersection, les fuyards découvrirent qu’on les avait pris en tenaille – comme Marcus l’avait craint. Huit Sons of a Gun les y attendaient, pistolets mitrailleurs pointés. Résister signifiait une mort certaine. Marcus fit signe aux autres de ne pas tirer en laissant tomber son précieux sac. Ils baissèrent leurs armes. Les coups de feu avaient cessé derrière eux; l’homme qu’ils avaient laissé derrière s’était-il rendu aussi? Était-il mort?
« À genoux, mains sur la tête! » dit le plus imposant des attaquants. Bass reconnut le motard qui s’était présenté chez lui le jour où Nini avait été blessée. Toute pensée rationnelle disparut instantanément de sa tête.
Il avait toujours aimé Aizalyasni, malgré qu’elle eût choisi Jay. Il n’avait jamais rien dit lorsqu’il les entendait baiser dans la chambre d’à-côté ou lorsqu’il avait commencé à la pimper.  Jay était son frère, Jay s’était toujours occupé de lui. Quelle autre option s’offrait à Bass sinon faire un homme de lui et ravaler ses sentiments déplacés?
Puis on avait tiré sur elle. C’était Jay qui avait tenu le gun qui avait déclenché les hostilités, mais c’était Bass qui avait ouvert la porte. Il n’avait jamais cessé de se sentir coupable de cet incident pour le moins fâcheux.
Le mélange explosif d’adrénaline et de rhum fit disparaître toute la périphérie de son champ de vision. Dans le monde de Bass, il n’y avait plus que lui et le gros sale qui avait presque tué Nini, et encore seulement parce qu’il avait raté Jay. Le souffle court, le sang battant à ses tempes, il agit comme un automate ou un possédé, étranger à lui-même. Il mit la main sur l’arme d’appoint qu’il avait cachée au creux de ses reins. D’un mouvement vif et fluide, il la pointa sur l’homme haï sans penser un instant aux conséquences de son geste.
Un coup de feu retentit avant même qu’il n’ait pu appuyer sur la gâchette. La colère fut remplacée par la pire douleur qu’il avait connue alors que sa main et l’arme qu’il tenait étaient pulvérisées par la balle.
Le coup provenait d’un type qui n’avait rien d’un motard; il portait une chemise à carreaux et des lunettes d’un style dépassé depuis vingt ans.
Jésus Crisse siffla son admiration pendant que Bass se tordait de douleur. « Nice shot!
— Je visais la tête », répondit Katzko en haussant les épaules. 

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