Édouard l’accueillit
jovialement. « Alex! Tu veux une bière? » Alex regarda sa montre.
Dix-neuf heure trente. Dans son quotidien décalé de travailleur nocturne,
c’était encore le matin. Avec un haussement d’épaules, il dit : « Pourquoi
pas? » Il ne travaillait pas ce soir…
Il s’assit
avec les deux autres. Le téléphone d’Édouard, son ordinateur portable et une
chemise de carton jaune reposaient sur la table. « Alors, quoi de
neuf?
— Pas
grand-chose… Ça va bien à la job, mais je me demande si je ne devrais pas
retourner aux études l’automne prochain.
— C’est
encore loin… C’est certain que tu ne peux pas faire ça toute ta vie!
— Au moins
c’est relativement payant. Et vous autres? Comment ça va?
— Comme
d’habitude. Tu sais comment c’est », répondit Claude Sutton d’une voix
lasse.
« Moi,
j’ai du nouveau », enchaîna Édouard.
Claude
dit : « Il n’a pas voulu m’en parler avant que tu arrives!
— Vous allez
comprendre pourquoi… Écoutez bien ça. »
Édouard leur
raconta comment, après être passé en mode proactif, il s’était réveillé le
lendemain sans souvenir de la veille. Il tourna l’ordinateur vers les deux
autres avant de double-cliquer un ficher sonore.
« Écoutez
ça… »
Claude et
Alex écoutèrent attentivement Édouard… qui semblait parler tout seul. À
l’entendre, il semblait s’adresser à M. Hoshmand. Alex demanda :
« Qu’est-ce qu’on est supposé entendre, au juste?
— Ce que tu
entends : je converse avec quelqu’un qu’on n’entend pas. Première
étrangeté : j’ai fait une analyse de l’enregistrement; au meilleur de mes
connaissances, je peux dire qu’il n’a pas été retouché.
— Mais
encore?
— La seule
chose dont je me souviens de cette soirée, c’est ma conversation avec lui… Même
si je ne me souviens plus des détails. Ça ne devait pas être important. Merde!
— Quoi?
— Vous allez
comprendre plus tard… Écoutez ici : ma respiration s’accélère… Le tissu
frotte contre mon téléphone… Comme si nous marchons vite…
— Pour aller
où?
— Probablement dans un hôtel du Centre. Pour l’instant, écoutez ça… Après la marche, après l’hôtel,
j’ai eu une conversation avec quelqu’un d’autre. Celui-là, on peut l’entendre.
— Qui?
— Vous allez
voir. C’est sur l’autre fichier. Mais tout indique que j’ai effectivement parlé
à Hoshmand et qu’il m’a conduit à un l’autre… » Un double clic et le second
enregistrement commença. On entendit : « Par ici, M. Gauss!
Approchez! »
Alexandre
reconnut immédiatement la voix. « Aleksi… », mais Édouard lui signala
de garder le silence. Les trois écoutèrent cet étrange échange où un Aleksi ricanant
priait Édouard de l’appeler Eleftherios Avramopoulos avant de discuter de
Gordon, de Dieu et de superpouvoirs.
« Mais c’est n’importe quoi!
— Alex, ce
serait n’importe quoi s’il n’avait pas réussi à effacer mes souvenirs. Mais je
me suis réveillé exactement comme il l’a dit… Lorsque j’ai dit merde tantôt, c’est
parce que je venais de dire que Hoshmand n’était pas important… Je pensais exactement avec les mots
qu’Aleksi a mis dans ma tête… »
Après un
moment de silence, Claude demanda : « Pourquoi ne nous en as-tu pas
parlé avant?
— J’avais
besoin de décanter tout ça… On a joué avec mon cerveau à mon insu. Il ne passe
pas un jour sans que je me demande si je ne suis pas fou… Il fallait que je
réfléchisse à tout ça.
— Et? »
Édouard
ouvrit la filière. Il en sortit une photo noir et blanc; la pixellisation
laissait penser qu’elle avait été imprimée par un ordinateur. Elle montrait
deux rangées d’hommes barbus et moustachus; l’un d’eux, plein centre, portait
des épaulettes, des médailles et des rubans qui indiquaient son rang supérieur.
Édouard le pointa en disant : « Ça, c’est le roi Georges I de
Grèce ». Il pointa ensuite un vieil homme aux cheveux blancs qui se tenait
à la droite du roi. « Les archives identifient celui-ci comme Eleftherios
Avramopoulos… »
Pendant un
moment, ni Claude ni Alex ne sut quoi dire. Pendant qu’ils examinaient la photo
de plus près, Édouard sortit des découpures de presse où Aleksi avait été
photographié avec Derek Virkkunen. Alex remarqua immédiatement le
parallèle qu’Édouard avait vu : « Ils ont le même regard …
— C’est ce
que je pensais aussi. Il ne faut pas voir ceci comme une preuve de quoi que ce
soit, peut-être juste un indice de prendre toute cette histoire au
sérieux… »
Nouveau
silence.
Claude
demanda : « Qu’est-ce qu’on fait avec ça?
— J’ai
quelques idées… Premièrement, penses-tu que nous pourrions trouver des caméras
de surveillance pour voir si j’ai vraiment parlé à Hoshmand ou si je me parlais
tout seul?
— Je peux
toujours voir… As-tu considéré que tu l’entendais peut-être via un casque
d’écoute ou quelque chose comme ça, pas assez fort pour être enregistré par ton
téléphone?
— C’est une
possibilité réconfortante! Je n’y avais pas pensé; dans tous les cas, si on a
des images de la scène, nous pourrons le savoir.
— Ensuite?
— J’ai gardé
le meilleur pour la fin… » Il fit jouer la conversation qu’il avait eue
avec Gordon devant chez lui. Il dit ensuite : « Nous avons un levier
dont nous pourrions peut-être jouer. Ils ne peuvent pas savoir que j’ai
conservé toutes ces conversations même si je ne m’en rappelle pas. Et mieux
encore : Gordon pense qu’Aleksi m’a initié… À quoi? Je ne sais pas trop.
Mais vous avez vu comment son ton a changé du tout au tout lorsqu’il s’est mis
à le croire… Ça aussi, ça peut servir…
— Pour faire
quoi?
— Pour en
venir à en savoir plus, évidemment… Alex, tu vas nous faire signe dès que tu
verras Aleksi sur la liste des invités du Den… » Édouard leva sa bière
comme pour un toast. « Qui qu’ils soient, quoi qu’ils veuillent… Nous
allons essayer de les infiltrer! »
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