Il n’avait
pas crié, il n’avait pas menacé. Il lui avait servi ses remontrances sur un ton
posé. « Les actes d’une initiée sont la responsabilité du maître jusqu’à
ce qu’elle ait officiellement reçu son titre d’adepte-élève. Tu as manqué de
respect à un des Seize… »
Ça n’était pas un manque de respect!,
avait-elle pesté intérieurement. C’était
juste mon ton! Elle l’a cherché!
« …de
quoi ai-je l’air? Je suis très déçu, Félicia. »
Ces quelques
mots avaient englouti la révolte sous une marée de honte et de tristesse. Elle
aurait préféré qu’il crie.
Il avait
ensuite versé le contenu d’une grosse boîte d’épices mélangées sur la table.
« Tu devras séparer chaque épice des autres. Si le travail n’est pas bien
fait, tu recommenceras jusqu’à ce que je sois satisfait. » Pour compliquer
l’accomplissement de sa tâche, il avait ensuite attaché sa main droite à sa
chaise avant de la laisser seule.
C’était la
première fois qu’il la punissait. Durant son voyage en Europe, elle avait
surpris Polkinghorne en lui avouant s’être toujours soustraite de ces tâches
ingrates et répétitives qui semblaient être le lot des autres initiés. Il
disait que c’était une bonne façon de développer la patience, l’humilité et la
persévérance chez les débutants… Les initiés se prêtaient mieux aux exercices
purificatoires et méditatifs lorsqu’ils savaient ce qu’ils encourraient s’ils
se montraient inconstants. Pour Félicia, c’était un non-sens : la pratique
des exercices qui l’avaient conduite à développer ses capacités n’avait jamais
nécessité quelque incitatif.
Il est vrai
que Karl Tobin pouvait être vu comme un contre-exemple. À chaque fois qu’elle
le rencontrait, son attitude rébarbative lui donnait l’envie de lui secouer les
puces! Est-ce que Tricane le punissait? Était-ce la raison de son air sombre?
Il lui avait
fallu d’abord apprendre à reconnaître les grains d’épices avant de passer de
longues minutes à tâtonner pour trouver un manège efficace. Elle prenait une
pincée entre le pouce et l’index gauche; elle l’étalait ensuite devant elle de
manière à pouvoir trier les grains. Chaque pincée lui prenait une éternité…
Combien de pincées y avait-il dans la boîte?
Alors que les
minutes se transformaient en heures et que les grains devenaient de petites
buttes de couleurs distinctes, le processus devint de plus en plus automatique.
La
concentration fit place à un vide intérieur que son mantra vint spontanément occuper.
Lorsque le JE-ME-MOI familier surgit, Félicia sourit : combien de temps
depuis qu’elle avait eu besoin d’en user?
La pensée
l’amena à remonter le fil d’Ariane de ses souvenirs… Je m’en suis servi récemment… Quand? Pourquoi? Les réponses étaient
anormalement évasives.
Soudainement,
elle se souvint.
Son désir
effacé, inexplicablement endormi malgré tout son amour pour Gianfranco Espinosa.
Une partie d’elle l’avait désiré depuis leur première rencontre. Elle n’avait
jamais osé agir sur son impulsion jusqu’à ce qu’elle lui demande comme faveur
de l’aimer.
Contre toute
attente, il avait accepté, mais leur amour était parfaitement asexué à ce jour.
Elle continua
à exhumer ces soupçons qu’elle avait oubliés… Les chocolats… Oui! Elle en avait
même parlé à Polkinghorne. Il était quasiment impossible qu’elle l’ait oublié. Combien de temps avant que je l’oublie
encore? On joue avec mon esprit… Elle arrachait péniblement aux griffes de
l’amnésie induite des souvenirs qui y retourneraient dès qu’elle n’y penserait
plus… Comment retenir ce que je sais
avant que ça disparaisse encore?
Lorsqu’Espinosa
retourna observer la progression de Félicia, il remarqua immédiatement que la
colère dans ses yeux dépassait de loin ce que la punition aurait pu susciter.
Elle n’avait pas avancé autant qu’il aurait pu s’y attendre. Elle avait trié
des petites piles d’épices; le reste était étalé devant elle pêle-mêle.
Elle avait
tracé des lettres dans le tapis d’épices mélangées. Elles épelaient CHOCOLAT
XXX.
Sur un ton
tranchant, Félicia lui demanda : « As-tu quelque chose à me dire?
— Tu as
raison, nous devons parler. »
Il ne niait
pas. Les larmes montèrent aux yeux de Félicia. Il défit la corde qui retenait
son bras droit avant de se tirer une chaise. « Tu continueras ta punition
une autre fois…
—
Alors? »
Avec un
soupir, il dit : « Tu m’as demandé que je t’aime, je t’ai donné ce
que tu m’as demandé… »
Félicia frappa
la table de sa main ouverte. Les petits tas d’épices se mélangèrent à leurs
voisins. « Mais pourquoi jouer avec mon esprit? Pourquoi me voler ma
sexualité? »
Il soupira à
nouveau en repoussant ses cheveux vers l’arrière de ses deux paumes. Un soupçon
de souffrance traversa sa façade habituellement si stoïque. « Que tu aies
pu t’en rendre compte par toi-même est une nouvelle démonstration de ton
talent. Nous allions devoir en arriver là tôt ou tard… Je n’aurais pas pu
continuer… Je vais tout te dire. »
Et Gianfranco
Espinosa commença par lui expliquer comment il était devenu le premier élève
d’Eleftherios Avramopoulos qui ait refusé ses avances.
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