dimanche 5 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 136 : Punitions, 1re partie

Sa main droite encordée à la chaise derrière elle, Félicia continuait à accomplir maladroitement la tâche qu’Espinosa lui avait donnée – non pas en tant qu’amoureux, mais plutôt en tant que maître.

Il n’avait pas crié, il n’avait pas menacé. Il lui avait servi ses remontrances sur un ton posé. « Les actes d’une initiée sont la responsabilité du maître jusqu’à ce qu’elle ait officiellement reçu son titre d’adepte-élève. Tu as manqué de respect à un des Seize… »
Ça n’était pas un manque de respect!, avait-elle pesté intérieurement. C’était juste mon ton! Elle l’a cherché!
« …de quoi ai-je l’air? Je suis très déçu, Félicia. »
Ces quelques mots avaient englouti la révolte sous une marée de honte et de tristesse. Elle aurait préféré qu’il crie.
Il avait ensuite versé le contenu d’une grosse boîte d’épices mélangées sur la table. « Tu devras séparer chaque épice des autres. Si le travail n’est pas bien fait, tu recommenceras jusqu’à ce que je sois satisfait. » Pour compliquer l’accomplissement de sa tâche, il avait ensuite attaché sa main droite à sa chaise avant de la laisser seule. 
C’était la première fois qu’il la punissait. Durant son voyage en Europe, elle avait surpris Polkinghorne en lui avouant s’être toujours soustraite de ces tâches ingrates et répétitives qui semblaient être le lot des autres initiés. Il disait que c’était une bonne façon de développer la patience, l’humilité et la persévérance chez les débutants… Les initiés se prêtaient mieux aux exercices purificatoires et méditatifs lorsqu’ils savaient ce qu’ils encourraient s’ils se montraient inconstants. Pour Félicia, c’était un non-sens : la pratique des exercices qui l’avaient conduite à développer ses capacités n’avait jamais nécessité quelque incitatif.
Il est vrai que Karl Tobin pouvait être vu comme un contre-exemple. À chaque fois qu’elle le rencontrait, son attitude rébarbative lui donnait l’envie de lui secouer les puces! Est-ce que Tricane le punissait? Était-ce la raison de son air sombre?
Il lui avait fallu d’abord apprendre à reconnaître les grains d’épices avant de passer de longues minutes à tâtonner pour trouver un manège efficace. Elle prenait une pincée entre le pouce et l’index gauche; elle l’étalait ensuite devant elle de manière à pouvoir trier les grains. Chaque pincée lui prenait une éternité… Combien de pincées y avait-il dans la boîte?
Alors que les minutes se transformaient en heures et que les grains devenaient de petites buttes de couleurs distinctes, le processus devint de plus en plus automatique.
La concentration fit place à un vide intérieur que son mantra vint spontanément occuper. Lorsque le JE-ME-MOI familier surgit, Félicia sourit : combien de temps depuis qu’elle avait eu besoin d’en user?
La pensée l’amena à remonter le fil d’Ariane de ses souvenirs… Je m’en suis servi récemment… Quand? Pourquoi? Les réponses étaient anormalement évasives.
Soudainement, elle se souvint.
Son désir effacé, inexplicablement endormi malgré tout son amour pour Gianfranco Espinosa. Une partie d’elle l’avait désiré depuis leur première rencontre. Elle n’avait jamais osé agir sur son impulsion jusqu’à ce qu’elle lui demande comme faveur de l’aimer.
Contre toute attente, il avait accepté, mais leur amour était parfaitement asexué à ce jour.
Elle continua à exhumer ces soupçons qu’elle avait oubliés… Les chocolats… Oui! Elle en avait même parlé à Polkinghorne. Il était quasiment impossible qu’elle l’ait oublié. Combien de temps avant que je l’oublie encore? On joue avec mon esprit… Elle arrachait péniblement aux griffes de l’amnésie induite des souvenirs qui y retourneraient dès qu’elle n’y penserait plus… Comment retenir ce que je sais avant que ça disparaisse encore?

Lorsqu’Espinosa retourna observer la progression de Félicia, il remarqua immédiatement que la colère dans ses yeux dépassait de loin ce que la punition aurait pu susciter. Elle n’avait pas avancé autant qu’il aurait pu s’y attendre. Elle avait trié des petites piles d’épices; le reste était étalé devant elle pêle-mêle.
Elle avait tracé des lettres dans le tapis d’épices mélangées. Elles épelaient CHOCOLAT XXX.
Sur un ton tranchant, Félicia lui demanda : « As-tu quelque chose à me dire?
— Tu as raison, nous devons parler. »
Il ne niait pas. Les larmes montèrent aux yeux de Félicia. Il défit la corde qui retenait son bras droit avant de se tirer une chaise. « Tu continueras ta punition une autre fois…
— Alors? »
Avec un soupir, il dit : « Tu m’as demandé que je t’aime, je t’ai donné ce que tu m’as demandé… »
Félicia frappa la table de sa main ouverte. Les petits tas d’épices se mélangèrent à leurs voisins. « Mais pourquoi jouer avec mon esprit? Pourquoi me voler ma sexualité? »
Il soupira à nouveau en repoussant ses cheveux vers l’arrière de ses deux paumes. Un soupçon de souffrance traversa sa façade habituellement si stoïque. « Que tu aies pu t’en rendre compte par toi-même est une nouvelle démonstration de ton talent. Nous allions devoir en arriver là tôt ou tard… Je n’aurais pas pu continuer… Je vais tout te dire. »
Et Gianfranco Espinosa commença par lui expliquer comment il était devenu le premier élève d’Eleftherios Avramopoulos qui ait refusé ses avances.

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