dimanche 19 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 138 : Punitions, 3e partie

Vingt-quatre ans plus tôt…

Après leur rencontre initiale, Eleftherios Avramopoulos ne sortit jamais vraiment de la vie de Gianfranco Espinosa. Dès lors, le jeune homme reçut chaque année une carte à Noël et une autre à sa fête, chaque fois accompagnée d’un gros billet de banque. Lorsque le Grec revint en personne lui proposer de travailler à nouveau pour lui, Gianfranco accepta sans hésiter. Il avait seize ans.
Il épaula M. Hoshmand dans une série de cambriolages. L’objet de leurs intrusions n’était jamais un objet de valeur, ni même de l’argent : à chaque fois, ils ramenèrent des documents, des livres, des dossiers. Leurs plans étaient si habilement conçus et exécutés qu’ils n’eurent pas à craindre une seule fois d’être pris. On le paya très bien : il aurait pu vivre toute une année sans travailler, mais grisé par l’adrénaline et par la satisfaction d’exceller dans ce genre d’opérations, il continua sur sa lancée… à son propre compte, cette fois.
Pour ses dix-huit ans, Eleftherios Avramopoulos lui proposa de faire ses classes avec M. Hoshmand. Gianfranco avait été à même de constater son habileté quasi surnaturelle à se fondre dans le décor, à esquiver les recherches, à neutraliser autant les serrures que les alarmes. Il fut donc enchanté d’accepter – tout en sachant qu’il aurait à repayer cette faveur en aval, probablement en mettant en œuvre les compétences acquises.
Il aménagea donc à la campagne, dans une grande villa mal entretenue, avec pour seule compagnie Hoshmand et une télévision noir et blanc. Ils disposaient d’un petit jardin et d'un poulailler; pour tout le reste, ils devaient conduire jusqu’au village voisin. C’est dans ce microcosme coupé du reste du monde qu’il reçut sa formation.
L’entraînement auquel on le soumit fut beaucoup plus intense – et varié! – qu’il aurait pu le croire à l’origine. Il y avait bien entendu les techniques d’infiltration et de serrurerie auxquelles Gianfranco s’était attendu, mais également des notions d’autodéfense, de survie, d’électronique, de géopolitique, d’histoire, de stratégie militaire, de gestion administrative...
Hoshmand ne lui apprenait pas à être un meilleur criminel, mais bel et bien tout ce dont un agent secret pouvait avoir besoin. Gianfranco fut surpris par l’étendue des connaissances de son enseignant; son respect pour lui ne fit que croître au fil des semaines.
Alors qu’il était à la villa depuis quelques mois, il se trouva aux prises avec un problème d’insomnie. Un soir, il décida de quitter le lit pour plutôt aller prendre l’air dans le boisé avoisinant.
Il savait qu’une cabane abandonnée pourrissait à l’entrée du bois; il fut toutefois surpris d’y découvrir de la lumière. Intrigué, il s’approcha avec toute la discrétion dont il était capable. Le front collé aux planches moites, les narines pleines de cette odeur de vieux bois, il avait découvert une facette de la vie secrète de M. Hoshmand.
L’éclairage qui avait conduit Gianfranco à la cabane provenait de cinq cierges disposés tout autour de la cabane. Au centre, Hoshmand se tenait debout, complètement nu. Il tendait les bras, les paumes tournées vers le ciel; chacune était peinte d’un caractère qui évoquait quelque alphabet exotique. Son front portait un troisième symbole; étrangement, celui-ci captait la lumière environnante à un point tel qu’il semblait luire par lui-même. Derrière ses paupières closes, Hoshmand semblait entièrement obnubilé par sa méditation, coupé de son environnement.
Perplexe, Gianfranco retourna à sa chambre sans pouvoir davantage trouver le sommeil. Sa curiosité était piquée.
Après ses leçons du lendemain, il retourna discrètement à la cabane pour la trouver complètement vide. Il ne pourrait rien apprendre de plus pour le moment; il eut cependant la bonne idée d’aménager son observatoire de la veille de manière à s’assurer de pouvoir y revenir sans craindre d’être trahi en marchant sur quelque brindille ou feuille morte.
Il découvrit que Hoshmand y venait pratiquement chaque nuit. Sans jamais compromettre sa discrétion, Gianfranco l’observa soir après soir… Lorsqu’il arrivait tôt, il pouvait voir Hoshmand nettoyer patiemment chaque partie de son corps avant de dessiner les caractères sur ses paumes et son front; il méditait ensuite sans bouger pendant des heures. Plus rarement, il traçait des caractères à la craie sur le plancher; il ne quittait jamais la cabane sans les avoir méticuleusement nettoyés à la brosse. Ne dormait-il jamais? Est-ce que ses méditations suffisaient à le régénérer?
Il était évident que le manège de Hoshmand n’était pas catholique, mais l’élève voulait comprendre pourquoi son professeur agissait aussi étrangement. Au fil des observations, Gianfranco se mit graduellement au diapason d’Hoshmand; lorsque ce dernier ralentissait son souffle pour l’approfondir, inconsciemment, Gianfranco ajustait le sien. Lorsqu’il écrivait des symboles sur sa peau ou sur le sol, Gianfranco les traçait dans le vide avec son doigt encore et encore jusqu’à ce qu’il les ait mémorisés.
Un beau jour, alors qu’il savait qu’Hoshmand était au village, il entreprit de singer toute la séquence des gestes qu’il avait si souvent observés. Il se purifia en se nettoyant, il traça les trois symboles et il se mit à méditer… sans que rien ne se passe. L’activité n’était pas désagréable, mais il voyait mal pourquoi quiconque pouvait y passer toutes ses nuits… Assez rapidement, il décida d’en avoir fait assez. Il effaça toute trace de son essai avant que l’autre ne revienne.
Lorsque Hoshmand  revint finalement. Gianfranco était l’image même de la nonchalance, torse nu devant un match de foot télévisé. Hoshmand lui lança néanmoins un regard inhabituel, à la fois prolongé et méfiant…
Le regard à lui seul aurait vite été oublié, mais sans dire un mot, Hoshmand passa au bureau. Gianfranco s’inquiéta de plus belle : s’il y allait, c’était pour téléphoner et Hoshmand semblait ne connaître qu’un numéro : celui d’Eleftherios Avramopoulos. Avait-il été pris en flagrant délit de… Quoi au juste?
Pendant qu’il pouvait encore entendre la voix de Hoshmand étouffée derrière la porte, Gianfranco bondit jusqu’au miroir le plus proche. Son front et ses mains étaient parfaitement propres. Il retourna sur le sofa à toute vitesse lorsqu’il entendit Hoshmand raccrocher.
« M. Avramopoulos veut te parler », dit Hoshmand à son retour au salon, comme s'il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde. « Il est en chemin. »
C’est sans doute une coïncidence, se dit Gianfranco à moitié pour s’en convaincre. Mais quelque chose en lui savait que c’était directement relié à ses indiscrétions… et qu’il aurait à en payer le prix.

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