Elle se rendit chez elle sans vraiment
remarquer quoi que ce soit sur son chemin. Elle se sentait étrangère à
elle-même, comme dans ces pénibles rêves de bateau en train de couler ou pris
dans une tempête, où elle était confinée au rôle de victime impuissante…
Elle laissa tomber son sac, son manteau et
sa veste sur le sol au moment même où elle franchit le seuil de son logement. Elle
avait déboutonné son chemisier à moitié lorsqu’elle perçut un bruit au salon.
En d’autres circonstances, elle en aurait été terrifiée; dans son état
d’engourdissement actuel, ça n’était qu’une couche supplémentaire d’irréalité ajoutée
au mauvais rêve où elle était prise.
Elle passa au salon pour découvrir Félicia
Lytvyn assise au milieu de son sofa. Chose rare, elle n’était pas vêtue de
blanc, mais plutôt d’un tailleur anthracite d’un style ressemblant à ceux qu’elle
favorisait elle-même. Le petit chat qu’elle avait recueilli la veille
ronronnait sur ses genoux, le ventre offert à ses caresses. Mélanie remarqua distraitement que Félicia avait déposé une valise roulante non loin de ses
pieds.
Une pointe de colère et d’indignation
émergea brièvement – qu’est-ce qu’elle faisait là? Qui l’avait laissé entrer?
Qui avait désactivé le système d’alarme? – mais la fatigue eut le dessus.
« Tu as vraiment une sale gueule »,
dit l’intruse d’un ton amusé.
« Je n’ai pas le temps pour tes
niaiseries », répondit Mélanie d’une voix traînante.
Félicia parut contrariée que sa présence
crée si peu d’effet. Son visage se durcit. « Pourquoi tu ne me dis pas ce
qui ne va pas? Je peux t’aider… »
Mélanie eut un rire de dérision. « Toi, tu es bonne
pour causer des problèmes. Tu es la dernière personne à pouvoir m’aider…
— Tu n’as pas dormi de la nuit parce que
j’ai utilisé le passe-partout de mon père. »
Mélanie figea sur place. Son cerveau
ralenti par sa nuit de travail eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre
les paroles de Félicia.
M. Lytvyn avait été le seul à connaître la
nature précise du passe-partout. Une poignée de ses plus proches collaborateurs
en connaissaient l’existence, pas plus. Il aurait été tentant de croire que le
vieil homme avait laissé le passe-partout en héritage à sa fille unique, mais
Lev Lytvyn ne l’aurait jamais
consigné par écrit… L’idée était que le pouvoir demeure à lui et à lui seul,
pas de risquer d’en perdre le contrôle d’un seul coup advenant une fuite ou
quelque traîtrise. Par ailleurs, il avait toujours soigneusement tenu Félicia à
l’écart de ses activités criminelles. La thèse de l’héritage était pour le
moins improbable.
Malgré tout, le passe-partout avait bel et
bien été utilisé. Et elle le savait.
Un déclic se produisit alors dans l’esprit
de Mélanie. Je crains pour ma vie parce
qu’une enfant gâtée la met en danger. L’adrénaline l’habita à nouveau comme
la marée montante. Ses oreilles se mirent à bourdonner; toute la périphérie de
son champ de vision disparut. Il n’y avait plus que sa rage et Félicia.
Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé
ses déblatérations. « Tu sais, tu n’es pas mieux que les autres. Personne
ne me prend au sérieux. Tout le monde me traite comme si j’étais incapable de
quoi que ce soit. Maintenant, je t’ai prouvé que ngh!… »
Mélanie s’était jetée sur Félicia pour lui
tordre le cou. Le chaton déguerpit instantanément avec un petit miaulement
plaintif. En proie à la frayeur et à la surprise, Félicia se tortilla pour se
soustraire à l’emprise de Mélanie en tirant à deux mains sur l’une des siennes.
L’étau se desserra légèrement; elle avala une bouffée d’air avec le désespoir
d’une nageuse en train de couler.
La victoire de Félicia fut aussi partielle
que momentanée. Mélanie se mit à la frapper de ses deux poings avec tant
d’ardeur que Félicia ne put rien faire sinon couvrir sa tête de ses deux bras.
Mélanie n’avait aucune intention de
ralentir la force ou le rythme de son assaut, mais soudainement, tout son monde
fut remplacé par un flou blanc, sans image, sans bruit, sans la moindre
sensation.
Lorsque ses perceptions revinrent
graduellement, elle découvrit qu’elle gisait par terre, adossée au sol du
salon. Elle ne pouvait pas bouger, pas même cligner des yeux. Félicia était
accroupie, son visage à quelques centimètres du sien. Elle affichait un rictus
moqueur sans cacher sa satisfaction.
« Je ne savais pas si ça marcherait…
Encore cet automne, je n’aurais pas été capable de réussir ça… » Elle se
redressa. « Ça m’a pris deux jours à le préparer, mais ça en valait la
peine, hein? » Elle enfonça la pointe de son soulier dans les côtes de
Mélanie. « Je n’aurais jamais cru que je m’en servirais avec toi… À quoi
tu penses, m’attaquer en barbare comme ça? Moi! » Elle augmenta la
pression. C’était très douloureux, mais Mélanie ne pouvait l’exprimer d’aucune
façon, pas plus qu’elle ne pouvait s’en soustraire. Tout son être criait en
silence… Avait-elle été empoisonnée? Électrocutée au Taser? Une partie d’elle concluait
que la preuve était faite : toute cette affaire n’était qu’un mauvais
rêve.
« J’aurais voulu que tu m’écoutes
lorsque je suis revenue d’Europe… Je t’ai donné une dernière chance de me
prendre au sérieux… Dis-toi que tout ça, c’est de ta faute. »
Elle posa son talon sur le cou de Mélanie,
puis elle appuya de plus en plus fort, comprimant ses voies respiratoires. Une
terreur sans nom l’habita toute entière. Lorsqu’elle sentait son visage rougir,
Félicia relâchait la pression pour mieux recommencer…
Heureusement, elle se lassa vite de son
manège. Elle disparut du champ de vision de Mélanie pour faire un appel.
« Oui, c’est moi… J’aurais besoin d’une faveur… c’est important. Une
excision de souvenirs. Non, non, c’est parfait comme ça. J’ai mon matériel.
Non. Ok. On se voit tantôt. Bye. »
Félicia roula sa valise à côté de Mélanie.
Elle murmura à son oreille : « J’ai besoin que tu m’aides, de gré ou
de force. Tu as eu ta chance, tu es passée à côté… Mais ça ne change rien. Tu
es à moi maintenant. »
Elle lui ferma les paupières avant
d’ajouter : « Oh, en passant, j’ai débloqué l’accès aux comptes. Personne
d’autre ne saura que j’ai le passe-partout. Tu n’as plus à t’inquiéter de ça.
Ça te fera une pensée positive pour t’accompagner… Parce que je ne te mentirai
pas, les prochaines heures vont être inconfortables…
Mélanie découvrit un nouveau sommet à la
terreur.
« La bonne nouvelle, c’est qu’une
fois que j’en aurai fini avec toi, tu ne t’en souviendras plus… »
Ces paroles ne firent rien pour la
rassurer.
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