Faute d’avoir sa réponse, il pouvait à tout le moins continuer
à se poser la question, à revenir encore et encore sur les détails de leur
dernier échange.
De grands pans de l’enregistrement demeuraient inaudibles,
les mots échangés noyés par le brouhaha du club. Édouard avait passé
l’essentiel de sa journée à identifier et extraire les morceaux intelligibles
en transcrivant au meilleur de son souvenir les parties manquantes.
Il était presque certain qu’il avait su impressionner Aleksi,
particulièrement au moment où il avait lancé la devise… Ses recherches lui
avaient fait découvrir un Eleftherios Avramopoulos dans l’entourage du roi
Georges 1er de Grèce; la stupéfaction d’Aleksi laissait croire qu’il
existait effectivement un lien avec celui dont il avait emprunté le nom.
C’était évidemment impossible qu’il s’agisse du même homme, mais d’autres
facteurs pouvaient expliquer ce lien – admiration, identification, filiation
générationnelle, émulation, quoi d’autre encore? Ça n’était qu’une pièce de
plus dans le puzzle que représentait Aleksi Korhonen. Mais l’objectif avait été
atteint : Aleksi croyait qu’Édouard disposait de plus d’informations que
ce qu’il savait réellement. Est-ce que ce serait suffisant? Son « à
bientôt » final laissait augurer qu’ils se reverraient… Dans quelles
circonstances, dans quelles intentions? Rien dans ses enregistrements ne lui
permettait de le prédire.
Préoccupé par son questionnement, Édouard ne porta pas
attention à la fébrilité diffuse qui s’installa en lui lorsque le soleil toucha
l’horizon. Alors qu’il fouillait ses souvenirs de la soirée, certains éléments
s’imposèrent à sa conscience… Le sourire de la belle rousse assise à la table
voisine… Ce groupe de jeunes filles qui dansaient en cercle non loin, leurs
vêtements collant à leurs courbes, frémissant au rythme de leurs mouvements…
Ces couples qui dansaient en se caressant, en se frottant comme s’ils voulaient
entrer l’un dans l’autre…
Édouard avait baigné toute la soirée dans cet univers de sueur
et de séduction sans y porter attention. Maintenant, c’était comme s’il ne
pouvait plus penser à autre chose.
Il avait l’habitude d’écouter son intuition lorsqu’elle lui
signalait des pistes, même lorsqu’elles apparaissaient insignifiantes. Il se mit
donc à chercher des informations sur les boîtes de nuit de La Cité, puis des
vidéos de pistes de danse. De clics en clics, il dériva vers des liens qui
suggéraient des vidéos de plage, de spring
break et de bikinis… L’état diffus qu’il avait ressenti sans le remarquer
prit la forme d’une excitation inhabituelle, mais bien réelle. Il s’avança sur
sa chaise et se mit à cliquer frénétiquement.
Quarante minutes plus tard, Édouard avait toujours une main
sur sa souris, mais l’autre s’activait sous son pantalon. Sur son écran, trois
scènes pornographiques hardcore
jouaient dans autant de fenêtres. Il les regardait sans cligner des yeux,
presque en état second. Toute pensée rationnelle avait été écrasée par la
puissance de cette excitation grisante. Le monde s’était effacé derrière des
images de lèvres entrouvertes, de peaux luisantes de sueur, de pénétrations
rythmiques… Le temps, l’espace, ses questions, ses doutes, son identité même fondirent
en une éternité saturée d’érotisme et de désir impérieux.
Un éclair de plaisir et d’extase cathartique fit tout
éclater.
L’orgasme lui redonna une mesure de conscience. Tout son
corps tremblait alors qu’il constatait avec affolement qu’il venait de faire
tout un dégât.
« Qu’est-ce qui se passe avec moi? »
Il n’avait jamais été friand de pornographie – il avait même
déjà piloté un reportage montrant l’exploitation commerciale de jeunes
immigrantes et les conditions sordides dans lesquelles les boîtes de production
œuvraient souvent… Or, son écran affichait deux jeunes blondes qui s’embrassaient
farouchement, les mains entre les cuisses; une autre fenêtre montrait une
brunette pénétrée de tous les côtés par trois hommes au sexe gigantesque. Une
troisième ne présentait que le rectangle noir d’une scène arrivée à sa
conclusion. Édouard n’aurait même pas pu dire ce qu’il y avait vu quelques
minutes à peine auparavant.
Difficile de croire qu’il ait pu se lancer dans pareille dérape…
Alors qu’il tentait de comprendre quelle mouche l’avait piqué, la fenêtre aux blondes
attira son regard à nouveau. Les détails de son environnement s’estompèrent; son
sexe durcit comme s’il n’avait pas joui quelques minutes auparavant. Le souffle
d’Édouard s’accéléra lorsqu’un homme vint rejoindre les deux filles…
Il ferma son écran d’un geste brusque. Il avait failli
recommencer son manège sans même le réaliser. « Mais qu’est-ce qui m’arrive? »
La chaleur le traversait par bouffées et la sueur coulait à grosse gouttes sous
ses aisselles. Il se déshabilla à toute vitesse et plongea dans une douche
froide qui ne fit rien pour diminuer son érection. À tout le moins, l’eau
glacée et l’absence de stimulation lui permirent de réfléchir avec un brin de cohérence…
L’état dans lequel il se trouvait présentement n’avait aucune
commune mesure avec quoi que ce soit qu’il eût connu à ce jour. L’avait-on
drogué? Il ne connaissait aucun aphrodisiaque capable de produire un effet si
puissant… L’expression fou de désir
ne lui avait jamais paru aussi littéralement juste.
Peu importe la cause, il devait absolument créer une
diversion contre ses propres envies, sans quoi il retomberait sous peu dans le
même genre de bassesses qu’il avait réussi à éviter de justesse… Il s’épongea
et s’habilla en vitesse. Une marche dans la fraîcheur printanière lui
changerait probablement les idées.
Il enfila son manteau et courut presque vers la
dixième avenue au-delà de sa porte.
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