dimanche 6 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 156 : Infiltration, 3e partie

« Oh, je m’excuse… Est-ce que j’aurais dû t’appeler par ton autre nom? »
La surprise d’Eleftherios était si totale qu’il dut feinter une quinte de toux pour trouver quelques précieuses secondes pour se ressaisir.
« Hum, heu, il doit y avoir une erreur, je m’appelle Aleksi, seulement Aleksi… »
Édouard Gauss versa du rhum dans les deux verres avant d’en pousser un dans sa direction.
« Je comprends… Aleksi en public », répondit-il avec un clin d’œil et un sourire complice. Gauss semblait détendu, en pleine possession de ses moyens. Il était vêtu d’un complet des plus élégants. La cravate était de trop, mais le résultat n’était pas moins sexy. Des pensées lubriques traversèrent le cerveau d’Eleftherios aussi soudainement qu’un coup de foudre; il s’efforça de les ignorer, de les tenir à l’écart. Il n’avait pas besoin d’une distraction de plus!
Il dit à Gauss : « Je, hum… Qui êtes-vous, au juste? »
Gauss fit mine de ne pas avoir entendu la question. « Notre discussion de l’autre soir m’a un peu laissé sur ma faim… Je n’avais pas envie d’attendre que tu me la rappelles pour la poursuivre… »
Eleftherios scruta Gauss pendant un long moment, stupéfié. Le journaliste avait réussi à outrepasser le mur derrière lequel ses souvenirs avaient été rangés… Eleftherios connaissait quelques façons d’y arriver, mais aucune n’aurait dû être à la portée d’un non-initié…
Son jeu était éventé; pouvait-il continuer à nier être autre chose qu’Aleksi? Il fut tenté de prétexter un malaise pour s’enfuir… Machinalement, sa main s’enfonça dans sa poche pour y trouver la surface lisse de sa précieuse statuette. Ce soir, toutefois, ce contact ne lui offrit aucun réconfort.
Après ce qui parut une éternité sans un mot, Gauss dit nonchalamment : « J’ai parlé à Gordon… 
— Tu as parlé à Gordon », dit Eleftherios sur un ton qui signalait son incrédulité, regrettant instantanément ses paroles. Il ne pouvait plus jouer l’innocent : Gauss avait forcé sa main. Il n’avait plus d’autre choix qu’aller de l’avant. « Gordon est venu te voir, comme ça? 
— Oui et non », dit Gauss avec un sourire mystérieux. « Hoshmand et toi savez ce dont je suis capable lorsque je décide d’être proactif, hein? »
L’explication était plausible. Après tout, Gauss avait bien réussi à trouver Eleftherios… deux fois plutôt qu’une! Plus important encore, l’acuité d’Eleftherios – la part qui n’avait pas été dissipée  par l’alcool – lui confirmait qu’il ne mentait pas. Pourtant, tout ça ne ressemblait pas à Gordon… Même s’ils se trouvaient entre deux tours de la Joute, il n’ignorait pas qu’on pouvait retenir contre lui le fait qu’il se soit adressé directement au pion de son adversaire…
En portant son verre à ses lèvres, Eleftherios demanda d’un ton sec : « Et de quoi avez-vous parlé? 
— De tout, de rien », répondit Gauss avec le même sourire énigmatique. Eleftherios remarqua alors comment il faisait tinter la bague qu’il portait à l’annulaire contre son verre. Ce geste subtil – si typique de Gordon! – finit de le convaincre qu’il disait vrai. Son respect pour Gauss crut encore. Il avait le raffinement d’un Maître dans ses manières. C’était incroyablement sexy…
Eleftherios lui leva son verre avant de prendre une autre gorgée de rhum. Gauss lissa le revers de son veston en disant : « Il a parlé de mon initiation… »
Eleftherios s’étouffa et faillit recracher son rhum.
À ce moment précis, la clameur du salon privé s’accentua; un mouvement se créa, comme si toute l’assistance du club était aspirée vers son centre. Un tonnerre d’applaudissements, de sifflets et de cris admiratifs retentit pour saluer l’arrivée d’une procession flanquée de gardes du corps qui accompagnèrent les nouveaux venus jusqu’à la section réservée. Curieux, Édouard se leva pour entrevoir qui pouvait être à l’origine de cette commotion. Eleftherios se leva à son tour, déterminé à poursuivre la conversation, mais Gauss dit plutôt : « Ah! C’est donc pour ça qu’il y a du monde comme ça ce soir! 
— Comment? C’est qui?
— Ma plus vieille a un poster d’eux dans sa chambre… Je les imaginais plus grands, surtout celle-là... » Il pointa un petit bout de femme dans la jeune vingtaine toute vêtue de dorures. « C’est, heu… Je ne me souviens plus… Voyons… Je l’ai sur le bout de la langue… » Il haussa les épaules et se rassit. « Peu importe, hein? »
Eleftherios ne cachait pas l’agacement causé par cette interruption. « Tu disais que Gordon t’initierait? 
— Je n’ai pas dit ça. En fait, il semblait dire que toi, tu le ferais… »
Eleftherios enfouit son visage dans ses mains. Toute cette situation lui faisait tourner la tête – sans parler du rhum et du vin! Qu’est-ce que c’était que cette histoire où son pion venait à sa rencontre pour lui parler d’initiation! Il aurait voulu renvoyer Gauss chez lui et oublier toute cette soirée, mais le pouvoir de la statuette avait échoué une fois… Il ne pouvait pas se rabattre sur cette solution.
Lorsqu’il releva la tête, il vit que le regard de Gauss était encore tourné vers l’effervescence autour de la zone réservée. Sans regarder Eleftherios, il murmura, assez fort pour être entendu : « Ma force est l’amour de mon peuple… 
Quoi? » Gauss ne répondit pas à l’exclamation d’Eleftherios. Il prit une gorgée de rhum en lui lançant un regard soutenu qui disait : tu m’as bien compris
Il venait de citer la devise du roi Georges 1er. Comment avait-il pu savoir?
C’est à cet instant qu’Eleftherios arrêta sa décision. Il n’avait pas initié personnellement quelqu’un depuis, quoi, vingt-cinq ans? Et encore, c’était essentiellement Hoshmand qui avait formé Espinosa. Depuis qu’il s’était intéressé à Gauss, ce dernier n’avait cessé de le surprendre.
Il allait l’initier.
La décision prise rendait la situation moins pénible… Eleftherios lui fit un sourire sincère. Il était plutôt excité par la suite des choses. Il se leva et donna deux tapes dans le dos de Gauss. Il lui murmura à l’oreille : « À bientôt » avant de tituber vers la sortie.
Après quelques pas, il se retourna discrètement pour constater que l’air d’aisance presque arrogante de Gauss avait déjà été remplacé par une expression perplexe. Eleftherios eut l’impression satisfaisante d’avoir finalement repris le dessus. 

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