dimanche 3 avril 2011

Le Noeud Gordien, épisode 164 : Catacombes, 3e partie

Édouard n’eut pas le luxe de pouvoir répondre aux accusations. L’épée à la main, Aleksi s’approcha de lui d’un pas lent, délibéré. Édouard aurait voulu fuir – mieux encore, il aurait voulu avoir déjà fui – mais la poigne solide de Hoshmand interdisait tout mouvement brusque. Il cessa de respirer lorsqu’il sentit la pointe d’acier froid toucher sa peau. Il avait la désagréable certitude qu’un rien suffirait pour qu’elle la transperce; il ne voulait pas tenter de reculer… Et si Hoshmand réagissait trop vivement et le blessait en le repoussant en avant?
« Prends la lame », ordonna Aleksi. Surpris qu’on lui tende une arme alors qu’il craignait qu’on s’en serve contre lui, Édouard obtempéra. Aleksi relâcha graduellement la poignée, forçant Édouard à trouver une manière d’en assumer le poids sans blesser ses mains… Il devinait qu’on ne le laisserait pas déposer l’épée, qu’on s’attendait plutôt qu’il la maintienne parallèle au sol… À sa gauche, Hoshmand relâcha prudemment son emprise pour venir poser la pointe de sa propre épée contre la gorge d’Édouard. À sa droite, l’autre individu vêtu de violet se positionna pareillement. Il aurait suffi d’un faux mouvement de cinq millimètres pour qu’Édouard se retrouve égorgé ou les doigts tranchés… Même déglutir devenait un exercice de minutie. Une grosse goutte de sueur roula de son front jusqu’à ses sourcils. Il n’osa pas l’éponger. Faites qu’elle ne coule pas jusqu’à mes yeux, se dit-il sans trop savoir à qui adresser cette prière muette.
Aleksi recula de deux pas. Les épaules d’Édouard se crispaient et se tendaient déjà sous l’effort de maintenir la lame en position. Et la frayeur de ne pas réussir.
« L’arme protège celui qui la possède en menaçant ses ennemis. Mais l’arme peut blesser celui qui ne sait pas en faire bon usage. Même celui qui sait la tenir peut menacer ou blesser les siens, sciemment ou accidentellement. Comprends-tu le danger que représentent les armes? Comprends-tu la responsabilité de ceux qui les portent?
Édouard fit le mouvement de tête des plus infimes pour signifier sa compréhension sans déranger son équilibre précaire.
« Comprends-tu la responsabilité de celui qui choisit qui sera armé? »
Édouard répéta le mouvement. La sueur dans son sourcil menaçait de reprendre sa coulée.
« Nos secrets sont comme des armes. Je suis de ceux qui veillent à ce qu’ils demeurent entre bonnes mains. Tu as tenté de t’approprier nos secrets sans y être autorisé. Il est de mon devoir de faire disparaître cette menace. »
Édouard eut un tressaillement; la pointe de l’une des lames s’enfonça assez pour qu’il craigne que le sang ne se mette à couler. Il cessa de respirer jusqu’à ce qu’il soit certain du contraire.
« Nous pourrions te tuer. Ta vie ne vaut rien. » Paradoxalement, le conditionnel rassura un peu Édouard. S’ils avaient voulu me tuer, ils ne m’expliqueraient pas tout ça
« Nous pourrions te faire oublier tout ce que tu as découvert… » La gorge d’Édouard se resserra. La découverte que le signal de son téléphone ne se rendait pas jusqu’ici l’avait désespéré au point d’oublier de démarrer l’enregistrement… S’ils effaçaient ses souvenirs, cette fois, ce serait pour de bon.
« …Mais tu as su nous déjouer déjà une fois. Cette… prouesse me fait croire que tu mérites peut-être de devenir l’un des nôtres! »
Édouard ressentit un retrait infinitésimal des lames. Hoshmand et l’autre avaient joué leur rôle : c’était bel et bien une initiation. Il était fréquent pour les sociétés secrètes de confronter leurs postulants à leurs peurs ou à leur mortalité – parfois les deux.
Aleksi continua d’un ton sévère. « Préserver nos secrets pour les transmettre à ceux qui sont dignes de les recevoir est l’un de nos principes primordiaux. Un autre principe est l’obéissance aux supérieurs. Si tu veux connaître nos secrets, c’est sous ma tutelle que tu apprendras à respecter nos lois. Je serai responsable de ton cheminement, en échange de quoi tu devras te soumettre à mon autorité. Te voilà à la croisée des chemins, Édouard Gauss. Lequel choisis-tu? »
Édouard ne savait pas quelle réponse précise était attendue de lui. Il alla donc directement au cœur de ses intentions : « Je veux savoir. »
Aleksi reprit son épée, mais le soulagement d’Édouard fut de courte durée. « Lève-toi. Déshabille-toi. » Il lui fallut un instant pour se ressaisir et obéir. Il n’hésita pas au moment d’enlever son sous-vêtement. Son érection s’était brièvement estompée pendant que les pointes menaçaient son cou, mais elle était revenue en force dès qu’il avait compris qu’il s’agissait d’une menace plus symbolique et cérémoniale que réelle. Il n’avait jamais pensé qu’il portait la moindre fibre exhibitionniste, mais son excitation rendait sa nudité stimulante plutôt que gênante ou désagréable… Est-ce que son état avait éveillé une facette de lui qu’il ignorait ou l’avait-il carrément créée? Resterait-elle une fois qu’il en serait débarrassé?
Celui des participants qui ne portait qu’une toge blanche s’avança pour tendre à Aleksi un petit paquet qu’il offrit à son tour à Édouard d’un geste solennel. Il s’agissait d’une toge blanche soigneusement pliée qu’Édouard enfila aussitôt. Aleksi découvrit son visage encapuchonné avant de déclarer : « Édouard Gauss, novice d’Eleftherios Avramopoulos! » Tous accueillirent l’annonce en applaudissant ou en frappant le sol de leur bâton. Aleksi-Eleftherios embrassa Édouard sur les deux joues. Édouard se laissa gagner par la bonne humeur ambiante, galvanisé par son initiation – son infiltration – réussie… Il s’attendait à ce que les autres initiés révèlent leur visage à leur tour et satisfassent sa curiosité de savoir qui se trouvait derrière ces capuchons… Mais tous sauf Aleksi et Hoshmand sortirent sans rajouter un mot. Aleksi lui dit alors : « Souviens-toi qu’aujourd’hui, j’aurais pu te tuer. Une faveur pour une vie : tu as désormais une dette envers moi. » Il laissa flotter quelques instants de silence, comme pour souligner le sérieux de son affirmation. Lorsqu’il jugea qu’Édouard avait bien pesé le sens de son affirmation, il ajouta à l’intention de Hoshmand : « Ramène M. Gauss à sa chambre. »
La panique déferla sur Édouard comme un raz-de-marée : on n’avait pas prévu le laisser repartir tout de suite. Hoshmand se mit à le diriger fermement hors de la pièce; Édouard était peut-être le plus grand des deux, mais il ne doutait pas que l’autre était le plus fort. Affolé, il allait demander combien de temps on comptait le séquestrer quand une préoccupation encore plus pressante s’imposa à lui : « Mais j’en peux plus d’être excité! Aide-moi! Je vais virer fou! »
Avec un sourire large et malicieux, Aleksi répondit : « Tu peux avoir le remède quand tu veux…
— Qu’est-ce que c’est? Donne-le-moi!
— Rien de plus facile… C’est mon sperme. Tu le veux? Viens chercher! »
Édouard demeura stupéfié. Après quelques secondes, voyant qu’il n’allait pas vers lui, Aleksi fit un mouvement à Hoshmand qui tira hors de la salle de cérémonie un Édouard encore pétrifié. 

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