Comme d’habitude, le portail n’était pas verrouillé. Elle
traversa le rez-de-chaussée élégamment
meublé quoiqu’à peu près jamais habité pour rejoindre la trappe sous laquelle
l’écoutille du bunker était cachée. On l’observait déjà, elle en était sûre;
elle voulut agir avec naturel, elle ne réussit qu’à paraître encore plus
guindée.
L’écoutille bloquait l’entrée d’un puits de béton. L’abri
avait été construit dans les années mille-neuf-cent-quarante; le mécanisme
demeurait toutefois en parfait état, bien huilé et sans la moindre trace de
rouille. Catherine savait qu’elle devrait s’agripper à de minces barreaux
métalliques enchâssés à même le puits pour descendre les cinq ou six mètres qui
la séparaient du plancher; elle enleva ses souliers, exhala un long soupir et s’engagea
dans le puits.
Elle ne s’était pas trompée en supposant qu’on
l’observait : Kuhn l’attendait déjà au fond de la salle, derrière la
grande baie vitrée qui l’isolait du reste du monde – mais qui le protégeait
aussi de sa pire phobie.
« Catherine! Ma belle Catherine! Quelle joie de te
revoir si tôt! » L’enthousiasme de Kuhn fit sourire Mandeville. On aurait
dit un grand-papa tout content de revoir sa petite-fille. « Serait-ce que tu
as déjà tenté de reproduire le procédé découvert par la fille de La Cité?
— Oui, dès que j’ai pu…
— Et puis? »
Mandeville lissa ses cheveux avec la paume de sa main.
« J’ai échoué… Il manque quelque chose…
— Comment as-tu obtenu le consentement de ton sujet?
— J’ai demandé à Émile », répondit-elle du bout des
lèvres.
« Sa loyauté envers toi, quoique complète, n’était pas
de l’ordre naturel des choses…
— Vous avez raison… » La réhabilitation d’Émile l’avait soustrait à son exécution, mais elle
lui avait coûté son libre arbitre. Elle regrettait de l’avoir choisi comme
cobaye, d’autant plus que sa mort avait été vaine. Elle avait été surprise de
découvrir à quel point il lui manquait. Elle massa son cou en tentant de
ravaler cette vague de sentimentalité inutile.
« J’ai une faveur à te demander, Catherine… » Un
frisson la traversa en entendant ces mots. La vie de Kuhn était dédiée à la
pérennité de leur art… Il était aussi déterminé à reconquérir les connaissances
perdues suite à l’hécatombe de 1916 qu’à se prémunir contre d’éventuels coups
durs futurs… Une façon d’y parvenir était de partager son savoir. Il n’était
donc pas avare de faveurs à échanger – d’autant plus que sa réclusion
volontaire l’obligeait à recourir à autrui pour agir à l’extérieur de son abri.
Néanmoins, étudier auprès de lui représentait une chance énorme.
« Retournes vers La Cité. Je veux rencontrer cette
fille. Je veux lui parler. Je veux qu’elle me montre ce qu’elle sait.
— Mais ce n’est qu’une adepte! Et encore : elle vient
de le devenir…
— Tu as observé son procédé. Tu as conclu qu’il était
authentique. Et le comportement des impressions ne fait que confirmer que c’est
bien elle qui l’a accompli, qu’elle n’est pas l’outil d’une force plus
puissante… Elle est destinée à de grandes choses.
— Mais…
— Qu’importe son titre? Tu veux m’offrir cette faveur ou
non? » Le grand-papa était disparu. C’était le Maître, l’aîné des Seize,
qui parlait. Mandeville n’avait jamais cessé de se sentir comme une novice
devant Kuhn. Elle gratta nerveusement sous ses ongles pendant un moment avant
de dire : « Je vous accorde cette faveur. »
La satisfaction éclaira le visage de Kuhn. « Pendant
que tu es là-bas, si tu peux en apprendre davantage sur le procédé utilisé par
Avramopoulos pour rajeunir…
— Il refuse de partager quoi que ce soit…
— Cet abruti! », éructa Kuhn en tapant du pied. La
violence et la soudaineté de l’invective firent sursauter Mandeville.
« Quel imbécile! Une découverte de cette importance, connue de lui seul…
S’il lui arrivait quelque chose, encore un trésor perdu!
— Au moins nous savons que c’est possible », répondit
Mandeville avec philosophie. Kuhn se contenta de répondre d’un grognement
contrarié. Un silence pesant emplit la pièce.
« Je vais y aller, alors… Je reviendrai avec
l’adepte. »
Elle allait tourner les talons quand Kuhn ajouta, d’une voix
timide : « Catherine? Tu n’as pas envie de… rester un peu? »
Elle jeta un bref regard vers la cabine à sa gauche. Elle
n’avait absolument aucune envie de traverser le processus de stérilisation ni
de porter une combinaison Hazmat. « Peut-être à mon retour?
— Oh. D’accord. Je comprends. Hum, tu n’es toujours pas
intéressée à faire un tour de Joute? »
On aurait dit un petit garçon demandant à une fillette s’il peut l’embrasser,
juste une fois. Mandeville était embarrassée que Kuhn lui parle sur ce ton
pathétique qui cadrait mal avec tout le respect qu’elle entretenait à son
égard.
« Non, pas de Joute. Pas tant que nous ne saurons pas
comment fonctionne le processus.
— Mais comprend-on jamais tout? », demanda Kuhn d’un
air piteux.
Catherine n’appréciait certainement pas devoir lui refuser
sa demande, mais elle demeurait convaincue que ses pairs jouaient avec des
forces qu’ils ne pouvaient pas définir et encore moins maîtriser. Malgré la
tentation de découvrir ce qui les rendait si enthousiastes, elle préférait la
voie de la prudence. La différence entre enthousiasme et dépendance pouvait
parfois s’avérer subtile…
Elle lui fit un sourire triste avant de remonter les échelons.
Son double refus l’emplissait d’un sentiment de culpabilité désagréable. À
défaut de fuir son émotion, elle dut se contenter de s’éloigner de celui qui en
était la source.
Elle repartit pour La Cité sur-le-champ.
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