dimanche 3 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 223 : Noces d’étain, 2e partie

Les couples récents les plus chanceux vivaient leurs premières semaines comme une continuité de moments magiques; pour les vieux couples, s’extirper de la quotidienneté pour retrouver cet état de grâce passait le plus souvent par un effort conscient que le moindre faux pas pouvait dissiper.
Ils retournèrent à leur chambre à l’hôtel Hilltown, Benoît constamment stimulé par la conscience que la petite culotte de sa femme se trouvait dans ses poches, et que la principale intéressée se promenait les fesses au vent sous sa robe. Mais dès qu’ils entrèrent dans la chambre, la familiarité reprit ses droits.
Isabelle courut à petits pas s’asseoir sur la toilette sans se soucier de fermer la porte. « J’en pouvais plus! Je pensais que j’allais faire pipi dans l’ascenseur! » Benoît, fin connaisseur de sa femme, pouvait évaluer finement son taux d’alcoolémie, proportionnel au degré de son zézaiement. À ce niveau, Isabelle devenait l’incarnation même de la spontanéité, pour le meilleur et pour le pire.
« Je vais aller chercher de la glace pour le champagne », dit Benoît en réprimant un soupir.
« Reviens vite », répondit-t-elle d’un ton… prometteur. Il retrouva son sourire et partit avec la ferme intention de suivre le conseil. Si Isabelle avait le malheur de s’étendre en son absence, chaque seconde augmentait le risque qu’il la retrouve endormie. Ce serait bien la pire douche froide sur la magie du moment!
Le couloir était à peu près silencieux à l’exception d’une sorte de grattement répétitif provenant de deux chambres plus loin. Il l’entendit à l’aller sans trop lui prêter attention, mais à son retour il remarqua que le son avait gagné en volume. Il était facile d’imaginer le grincement d’un matelas éprouvé par les ébats d’un autre couple en pleine action… L’idée était excitante – Isabelle avait peut-être une fibre exhibitionniste, mais il avait une tendance complémentaire au voyeurisme.
Sans aller jusqu’à coller son oreille à la porte, Benoît s’en approcha. Le son gagnait en rythme et en intensité jusqu’à devenir plus clairement audible. Ça n’était ni un grattement ni un grincement, plutôt quelque chose qui ressemblait à un martèlement de maracas.
Benoît haussa les épaules. Il allait se remettre en marche quand une explosion retentit, le projetant jusqu’au mur à l’opposé de la porte où il écorniflait.
La secousse fut si soudaine et si vive qu’il lui fallut plusieurs secondes de confusion étourdie avant de se ressaisir. Il se releva maladroitement, endolori; ses oreilles, blessées par la déflagration, ne percevaient maintenant qu’une douleur et un bourdonnement. Il saignait ici et là sans pouvoir dire précisément où et pourquoi.
Il remarqua soudainement une lueur bleue devant lui. Il vit d’abord que la porte à laquelle il écoutait avait été pulvérisée en partie. Des confettis de bois virevoltaient sur toute la scène, portés par une bourrasque tiède d’une force inattendue.
Il vit ensuite ce qui se trouvait de l’autre côté de la porte. La moitié de la chambre était léchée par des flammes d’un bleu plus intense que celles d’une cuisinière au gaz, plus encore qu’un chalumeau de soudure.
L’autre moitié n’existait plus; le mur du fond aux grandes fenêtres donnant sur la ville béait maintenant sur le vide du quarante-quatrième.
Benoît fit un pas en avant, incrédule, même si le feu bleu commençait déjà à lécher la moquette du couloir. L’incendie dégageait étonnamment peu de chaleur.
Il remarqua alors que le trou dans la façade semblait plus large que la pièce – il pouvait entrevoir les chambres adjacentes par les murs éventrés.
Ce qui restait de confusion fut dissipé d’un coup, remplacé par une terreur indicible. « Isabelle! Isabelle! » 

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