dimanche 26 janvier 2014

Le Noeud Gordien, épisode 304 : Naturelle, 5e partie

La lèvre tremblante, Aizalyasni tourna la tête pour cacher ses larmes.
« Changement de plan », dit le ravisseur dont les yeux pétillaient d’excitation. « Tourne à gauche à la prochaine lumière. »
Ignorant quelles étaient leurs intentions originales, ce nouveau plan n’était en soi ni mieux ni pire, mais cette hésitation apparente, cet indice que tout n’était pas décidé lui offrit une raison, aussi mince soit-elle, de ne pas s’abandonner au désespoir. Elle essuya son nez et ses yeux en les frottant sur le col de son manteau, puis elle renifla deux fois de toutes ses forces pour ravaler la morve qui la menaçait de suffocation.
L’homme au pistolet passa son arme dans sa ceinture et alla s’installer dans le siège passager. « Embarque sur la trente-trois », dit-il au conducteur. « On va prendre le pont », ajouta-t-il un moment plus tard.
La fourgonnette traversa la rivière Nikos pour entrer dans la Petite-Méditerranée. « Prends la sortie vers le port. Continue par là. Je vais te dire où tourner. »
Le port? Pourquoi le port?
 « Jésus-Christ », dit le chauffeur qui, jusque là, n’avait pas ouvert la bouche. « Qu’est-ce que c’est? Luigi, t’as vu ça? »
Luigi, l’homme qui était censé la surveiller, alla coller son nez à la fenêtre. Aizalyasni sauta sur l’occasion pour tordre ses poignets et assouplir ses restreintes. Elle réussit à gagner une légère marge de manœuvre… Très légère. En une heure, elle pourrait se libérer, mais elle doutait qu’on la laisse à elle-même si longtemps.
En levant les yeux, elle aperçut à son tour ce qui avait fait réagir le chauffeur. De l’autre côté de la rivière qu’ils venaient de traverser, des flashs de lumière éclairaient les toits en saccade, laissant deviner une source cachée par les bâtiments. C’était comme si une série de feux d’artifices détonaient au niveau du sol en explosions silencieuses…
« C’est comme l’autre soir… », dit Luigi. « Mais la fille est avec nous! 
— Elle n’est pas la seule! », geignit le chauffeur.
« Va falloir faire notre job quand même », répondit l’homme dans le siège passager.
« Ouais », dit Luigi. « Puis la refaire après, on dirait. »
Le chauffeur poussa un soupir ostentatoire.
Aizalyasni n’entendit qu’à moitié cet échange. À ses yeux, les lumières représentaient la preuve que Madame savait dans quel pétrin elle se trouvait. Le point d’origine des lumières se trouvait au cœur du Centre-Sud. Qui d’autre que Madame pouvait les produire? Était-ce un signal, un message à l’intention d’Aizalyasni?
Les couleurs cessèrent de danser entre ciel et terre après quelques minutes pendant lesquelles Luigi resta vissé à la fenêtre et Aizalyasni se démena contre ses restreintes.
Alors que la camionnette s’engageait dans le désert de rouille et d’entrepôts du quartier portuaire, quelque chose de merveilleux se produisit.
La sensation familière qui l’avait quittée revint chatouiller son for intérieur, plus intensément encore que lorsqu’elle était au Terminus.
L’énergie mystérieuse de la zone radiesthésique la balaya comme un vent chaud, faisant fi des parois de la camionnette. C’était inattendu, délicieux, puissant, d’une magnitude qu’elle n’avait jamais même imaginée. Elle pourrait faire apparaître l’étincelle entre ses paumes sans effort, elle en était certaine. Mais pourrait-elle s’en servir pour faire quelque chose?
Elle ferma les yeux et inspira aussi profondément que son bâillon le lui permit. Alors que, d’ordinaire, il n’arrivait qu’au cours de l’oraison, cette fois-ci l’état d’acuité lui rentra dedans. Le vertige l’étourdit et, un instant, elle craignit de tomber malade comme la dernière fois. Mais la sensation était tout autre… Sa conscience explosa en mille morceaux. Elle se trouva simultanément ici et à Singapour, elle-même mais Madame aussi, immobile mais tournant en vrilles… Sans que son corps n’ait bougé.
Ce nouvel état de conscience était des plus étranges… Mais familier aussi, à un niveau qu’elle s’expliquait mal.
Elle voulut libérer ses mains, et ses restreintes tombèrent sur-le-champ, ainsi que son bâillon.
Il lui suffisait de le vouloir pour régler leur compte à ses ravisseurs, mais elle vit les résultats de ses actions au moment même où elle en forma l’intention.
Luigi tombait le premier, mais Timothée, Martin, Sophie et Vinh tombaient à leur tour – abattus bar balles, plus tard dans la semaine.
Marco – le sadique sexuel qui voulait la séquestrer, la violenter, la salir et user d’elle à l’infini – tombait ensuite. Le cœur brisé, sa mère allait se laisser mourir durant l’année suivante. Sa sœur Melissa, désormais sans famille et sans le sou, se trouvait ensuite prise dans une vie de misère et d’exploitation.
Elle vit Bruno – le conducteur – s’écrouler en dernier, non sans donner un coup de volant à gauche, où leur véhicule allait emboutir un camion de marchandise qui allait ensuite causer un carambolage duquel Aizalyasni ne sortait pas vivante.
Le sang amène le sang. Le sang est rouge. L’orange et le vert ne se mélangent pas. Le vert est la voie.
Instinctivement, son esprit établit un contact avec celui des trois – Luigi plein de fierté naïve, Marco plein de colère, Bruno plein de doutes. Sale. Aizalyasni fit le ménage dans leur tête, pour ne laisser qu’une table rase. Elle se retira et revint en elle-même dès qu’elle le put : le contact avec leur individualité était repoussant, trop personnel, trop envahissant. L’impression d’être ici et ailleurs en même temps s’atténua.
Luigi tomba sur le cul, le regard vide. La camionnette ralentit puis s’arrêta au milieu du chemin. Aizalyasni sortit par la porte latérale et contourna le véhicule. Bruno, les mains sur le volant, regardait devant lui avec une expression vacante. Marco semblait s’être assoupi.
Devait-elle appeler la police? Comment leur expliquerait-elle l’hébétude de ses ravisseurs? Cette fois, elle n’eut aucun avant-goût des conséquences futures de sa décision. Aizalyasni ouvrit la porte du côté passager. Marco tomba sur le côté, retenu seulement par sa ceinture de sécurité. Elle prit son arme, hésita un instant, puis lui donna un coup de poing sur le nez. Il ne réagit pas. Le geste était gratuit, mais ô combien satisfaisant! Elle claqua la porte sans se soucier du corps qui l’obstruait.
Elle entrevit son reflet… Quelque chose avait changé. Elle s’observa de plus près. Sa chevelure était maintenant ornée d’une longue mèche toute blanche, de son front à sa pointe.
Comme Madame, se dit-elle. Ni vert, ni orange. Le blanc est la voie. En lumière ou en gouache? Madame me le dira. Elle rouvrit son esprit sur l’univers pour établir le contact avec Madame, de l’autre côté de la rivière. C’était si facile! Madame avait raison : elle était une naturelle…
Aizalyasni gémit de douleur. Plutôt que trouver l’esprit de Madame, elle ne trouva que le chaos, la peur et la haine, sans aucune cohérence. Quelque chose de terrible lui était arrivé.  
Aizalyasni courut vers les ponts aussi vite qu’elle le put, l’arme au poing.

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