Après la cohue des
préparatifs pour le grand rituel, le troisième étage du 5450 semblait
anormalement calme, avec une atmosphère de salon funéraire.
On avait aménagé un
coin pour le concile. Des chaises avaient été disposées en demi-cercle, traçant
le contour d’une estrade virtuelle. Les Maîtres étaient assis au premier rang,
leurs lieutenants derrière – Vasquez, Stengers, Polkinghorne, Arie Van Haecht, ce
dernier toujours en chaise roulante. Félicia alla s’asseoir avec eux. Tous les
autres, incluant Virkkunen et un type qu’Édouard n’avait jamais vu auparavant,
se trouvaient sur la dernière rangée. C’est là qu’Édouard prit place, entre
l’inconnu et d’Asjen Van Haecht.
Avramopoulos se leva.
Il avait une expression si rébarbative qu’on aurait dit qu’il venait de croquer
un citron pourri. Il déclara le concile ouvert et donna la parole à Félicia.
Une fois à l’avant,
elle raconta les découvertes des derniers jours : l’esprit de Hill dans
son grenier, la possession d’Édouard, le réveil en Argentine, le mystérieux
couloir qui reliait La Plata à Kiev… Et l’hypothèse plausible qu’un autre soit
connecté à La Cité.
Édouard connaissait
déjà l’histoire pour l’avoir vécue; son attention dériva vite sur Félicia
elle-même plutôt que sur ce qu’elle disait. Elle le rendait un peu gaga… Elle
était jolie, elle parlait bien, il pouvait imaginer son corps nu sous ses
vêtements… Il voulait qu’elle le touche, qu’elle lui agrippe encore les fesses
comme ce matin… Qu’ils se retrouvent enfin seuls dans un lit sans que personne
ne soit endormi, malade, possédé, transporté dans un autre pays, et quoi
encore?
Si c’était cela pour
elle, une relation pas trop compliquée,
il avait de la difficulté à imaginer les autres…
Il se tendait à chaque
fois que Félicia prononçait son nom. Elle mentionna au passage qu’elle et lui
se côtoyaient, comme une chose qui ne méritait pas qu’on s’y arrête. Cela
n’empêcha pas la mention de susciter certaines réactions… Pénélope lui décrocha
un clin d’œil avec un sourire coquin, et Asjen Van Haecht le foudroya du
regard. Le jeune homme entretenait-il des espoirs envers Félicia?
C’est toutefois Avramopoulos
qu’Édouard observa le plus attentivement. Il craignait le pire, qu’il le
houspille devant tout le monde, qu’il l’expulse de leur groupe – en prenant
soin d’effacer ses souvenirs, bien sûr –, ou même qu’il s’en prenne à Félicia…
Son expression, déjà renfrognée, ne changea pas. Loin de le rasséréner, Édouard
se mit à craindre cette eau dormante dont les proverbes disaient depuis des siècles
de se méfier.
Un malaise traversa
l’assistance lorsqu’elle en arriva aux couloirs… Le passage de La Plata à Kiev.
Le jeune homme avec trop de cheveux blancs capable de lire dans leurs pensées.
Son message menaçant… Et surtout, le fait qu’il ait transporté Félicia et
Édouard jusqu’à la place de la Vieille-Gare, comme s’il avait utilisé un simple
truc. Édouard soutint sans ciller les regards des initiés qui le scrutaient,
peut-être à la recherche d’un indice capable de confirmer ou infirmer les affirmations
de Félicia.
Tout le monde se mit à
parler en même temps dès qu’elle conclut son exposé. Arie Van Haecht lui posa
une question qu’il n’entendit pas, ses mots couverts par le brouhaha.
Daniel Olson se leva.
Sa prestance de rock star suffit à attirer l’attention de tout le monde et à
calmer le chahut. Il regarda Édouard droit dans les yeux. « As-tu quelque
chose à ajouter à ce récit?
— Non. Elle l’a raconté
tel que nous l’avons vécu. Mais une chose que Lytvyn n’a pas mentionnée
m’intrigue… Qu’est devenu Hill après qu’il ait cessé de me posséder? »
Latour leva le doigt.
« Je vois trois possibilités. Une, il est toujours avec toi, mais inactif
ou impuissant. Deux, sans ancrage, sa conscience s’est dissipée et la mort l’a
rattrapé. Trois, il est demeuré lié à la maison où tu l’as trouvé, et sa
conscience y est retournée après coup… »
Mandeville leva le
doigt à son tour, mais Avramopoulos s’imposa à sa place. « Qu’importe ce
qui s’est passé avec ce damné Disciple! Suis-je le seul à réaliser ce qui
importe réellement? On vient de nous déclarer la guerre! Qui sont-ils pour oser
nous dire quoi faire ou ne pas faire!
— C’est ton
acharnement à chercher la bagarre qui a tué Hoshmand… », dit Polkinghorne.
« Et
Espinosa », renchérit Félicia.
Avramopoulos balaya ces
interventions du revers de la main. L’attitude du Maître vint agiter la colère
et l’indignation qu’Édouard ressentait à son endroit, et qu’il continuait à
refouler tant bien que mal.
Polkinghorne continua.
« …et ces initiés semblent encore
plus puissants que l’anathème…
— C’est quoi, l’amathène? », chuchota l’inconnu à
l’oreille d’Édouard.
« Chut »,
répondit-il un peu sèchement, concentré sur le débat.
« Raison de
plus : il n’en sont que plus menaçants », rétorqua Avramopoulos.
« Nous devons nous débarrasser d’eux avant qu’ils se débarrassent de nous…
— Qu’est-ce qu’il peut
être borné! », cracha Polkinghorne, excédé.
Avramopoulos ouvrit la
bouche, mais il n’eut pas le temps de parler avant que Mandeville s’exclame :
« S’ils peuvent lire nos pensées, à même nos têtes, comment pourrons-nous nous
opposer à eux? Comment savoir s’ils ne sont pas en train de nous espionner en
ce moment même?
— Nous trouverons bien
un moyen », répondit Avramopoulos, qui ne paraissait pas si convaincu…
Le silence régna sur
l’assemblée pendant un lourd moment. C’est Virkkunen qui le brisa. « Il
serait préférable de leur proposer une trêve… » Tout le monde se tourna
vers lui. « Tricane a été nommée anathème parce qu’elle a enfreint nos
lois. Elle était tout de même l’une des nôtres. Peut-être qu’elle a enseigné
nos traditions à ses initiés. Peut-être qu’ils seraient au moins disposés à
respecter celle-là… Deux faveurs pour une trêve. »
L’inconnu avait sursauté
à la mention de Tricane. Il leva la main pour parler. Latour l’ignora pour demander
à l’artiste : « Qui va aller leur proposer? Toi?
— Il n’en est pas
question! », dit Avramopoulos, ignorant le voisin d’Édouard.
« Est-ce que
l’idée de la trêve peut au moins être considérée? », demanda Mandeville.
« Si nous allons
dans cette direction, il nous faudra choisir un émissaire », dit Latour en
remontant ses lunettes sur son nez.
— Une chose est
sûre : ce ne sera pas Derek! Je…
— Allez-vous
m’écouter, hostie de calice! » Le silence fut. « Bon! C’est mieux.
J’vais y aller, moi, parler à votre monde. Vu que c’est Tricane qui m’a initié
moi aussi… Ça va me donner une chance.
— Ça peut être très
dangereux », dit Gordon. « Nous ignorons ce dont ils sont capables…
— Ils ont une dent
contre vous autres. Pas contre moi. Pis ils auront beau fouiller dans ma tête,
ils ne trouveront pas grand-chose de dérangeant… »
Les Maîtres se
consultèrent du regard. Édouard devinant qu’en d’autres circonstances, ils n’auraient
jamais confié pareille mission à un simple initié. Mais il pouvait lire la peur
dans leur visage… Ils acquiescèrent finalement. « Je vais m’occuper de
préparer Tobin pour cette mission », dit Gordon.
Tobin? Félicia lui avait parlé de son exploit, mais Édouard n’avait
pas réalisé qu’il était assis à côté du revenant…
« J’aimerais y
participer également », dit Olson.
« C’est donc
entendu », conclut Avramopoulos, soulagé. « Le prochain concile aura
lieu dans une semaine, ici, à la même heure. Bonne chance. »
Alors que l’assemblée
se dispersait, Félicia le rejoignit. « As-tu quelque chose de prévu?
— Hum, non, pas
vraiment…
— As-tu envie de
m’accompagner chez moi? »
Son cœur s’accéléra.
« Je ne dirais pas non…
— Je suis curieuse de
voir si Hill est encore dans le grenier…
— Oh. D’accord. »
Il lui emboîta le pas en cachant sa déception.
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