La nuit sans lune et
le feuillage en hauteur rendaient difficile la navigation dans le boisé. Gordon
avançait prudemment, veillant à ne pas trébucher sur les racines qui envahissaient
çà et là le chemin de terre. Il y avait certes des lampadaires, assez nombreux
pour servir de phares, mais trop éloignés les uns des autres pour permettre de
voir clairement.
En état d’acuité, son
anneau magique lui révélait la présence de tous ceux qui, comme lui, bravaient
la noirceur du parc. Quelques promeneurs, la plupart avec un chien, restaient
sur les voies les mieux éclairées; un petit groupe de jeunes avait choisi un
banc de parc comme lieu de rassemblement. L’anneau révélait leurs relations étroites :
un fil reliait chaque membre du groupe à tous les autres. Plus loin dans les
bosquets, une poignée d’homme cherchaient des rencontres sexuelles
instantanées.
Gordon se concentra
sur le fil qui l’intéressait, un peu plus nerveux à chaque pas, au point d’en
être nauséeux. De grosses gouttes de sueur roulaient de ses aisselles.
Ses pas le menèrent
dans une section reculée du parc. Le petit chemin tortueux déboucha sur une
clairière ovale éclairée par un lampadaire solitaire. Un homme se prélassait
sur un banc juste en-dessous. En apparence, il s’agissait d’Arthur Van Haecht,
mais sa posture décontractée – une jambe remontée sur la cuisse, les bras en
croix appuyés sur toute la longueur du dossier – trahissait que l’esprit d’un
autre l’habitait. L’homme souriait comme s’il venait d’entendre une blague des
plus rigolotes; ses yeux écarquillés chatoyaient dans la nuit. « Harré.
— Gordon, c’est bien
cela? » Il lui fit signe de s’asseoir. « Étonnant, quand on y pense :
depuis le temps qu’on se connaît, nous ne nous sommes jamais encore présentés. Je
t’attendais…
— Je suis venu dès que
j’ai pu.
— Je me doutais bien
que tu saurais me retrouver…
— C’est pourquoi tu m’as
donné l’anneau, n’est-ce pas?
— Quel anneau? »
Gordon lui montra sa
main droite. « Celui-là. Fait avec ta pépite enchantée… »
Le rire de Harré s’éleva
dans la nuit. « En faire un anneau… Quelle bonne idée! Il t’a bien servi
durant mon absence, je suppose? »
Gordon pensa à cette
carte complexe qu’il avait tracée au fil des ans, le fruit de son exploration compulsive
des liens qui unissaient les gens. Son premier Nœud remontait au temps où il
habitait New York avec Avramopoulos, alors que l’anneau était encore une pépite
informe qu’il portait en permanence dans le gousset de son gilet. Il avait
recommencé son œuvre chaque fois qu’il avait investi une nouvelle ville – La Cité
la dernière.
« C’est grâce à
lui que j’ai trouvé le chemin jusqu’à ce corps. » Il inspira profondément.
« La chair m’avait manqué. Tu sais combien de temps j’ai été coincé à l’état
de spectre? » Il se tourna vers Gordon afin de poursuivre sa tirade, mais
quelque chose attira son attention. « Qu’est-ce qui est arrivé à ton
visage? », dit-il, les sourcils froncés.
Gordon effleura du
bout des doigts les marques du feu de Saint-Elme qui avait troué sa peau, mais
il choisit de ne pas répondre. Son pouls s’accéléra : le moment qu’il
attendait depuis si longtemps était enfin arrivé. Toutes ces années, toutes ces
décennies à n’espérer qu’une seule chose… « Je ne suis pas venu te voir
pour parler de la pluie et du beau temps. Tu as retrouvé ta chair. C’est à ton
tour de remplir ta part du marché.
— Quel marché? »
Il fallut tout son
sang-froid pour empêcher Gordon de hurler. « Ne fais pas l’innocent! »
Harré éclata de rire. « Ne
t’en fais pas. C’est ce soir que tu reçois ton dû. Je ne veux pas connaître ce
futur où tu en es frustré… » Il grimaça. « Ça ne se passerait pas très
bien pour moi. Ni pour toi, d’ailleurs. »
Gordon se détendit
quelque peu, mais pas complètement, craignant d’être à nouveau mené en bateau. Il
avait honte de l’admettre, mais la possibilité qu’il soit privé de ce qu’il
convoitait lui apparaissait une tragédie pire encore que les deux grandes
guerres combinées.
Harré se leva et aller
se camper devant lui. Sa posture lui donnait des allures de géant. Il posa
délicatement l’index sur son front. « Pour services rendus », lança-t-il
en ricanant.
Le monde disparut dans
un éclair de félicité. L’identité de Gordon se dissolut dans l’infini et l’éternel.
Il reprit conscience
prostré dans l’herbe, roulé en boule aux pieds de Harré. Après un moment de
confusion, il sentit une émotion l’habiter tout entier, aussi irrépressible qu’un
raz-de-marée. Il n’avait ni la force ni le désir d’y résister; il s’y abandonna
sans réserve. Le digne Gordon, magicien centenaire, l’un des Seize, pleura
comme un vulgaire bambin.
Il avait attendu si
longtemps pour renouer avec le paradis… Malgré toute cette attente, toutes ces
frustrations, il fallait le reconnaître : c’en avait valu la peine. Toute
ce qui avait conduit jusqu’à cet instant s’avérait justifié; tout le reste,
sans la moindre importance.
« En veux-tu
encore? »
La question, surréelle,
inattendue, le fit à nouveau éclater en sanglots. « Plus que tout »,
avoua-t-il en essuyant ses larmes.
« Joins-toi à moi,
et tu n’en seras plus jamais privé. »
Gordon n’en croyait
pas ses oreilles. Bien entendu, la partie rationnelle de son esprit comprenait
qu’accepter signifiait vendre son âme au diable. Mais à un niveau plus viscéral,
le choix était déjà arrêté. Harré lui tendit la main.
Gordon lui offrit la sienne.
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