Karl Tobin reçut un
appel de la part de Pops qui le convoquait d’urgence au kiosque. Il dut accéder aux souvenirs de Marco pour comprendre à
quoi référait le nom de code.
La voix de Pops, d’ordinaire
chaleureuse et amicale, trahissait que quelque chose ne tournait pas rond. Il
en conclut que l’onde de choc de la reddition de Fusco commençait à se faire
sentir…
Le kiosque en question était une petite maison abandonnée,
sur les berges de la rivière Nikos. Il avait été converti en kiosque d’information
touristique, qu’on avait par la suite condamné pour des raisons que Marco –
donc Tobin – ignorait. Même de loin, c’était évident qu’elle était décrépite au
point de ne plus pouvoir être retapée.
Une jetée voisine
fourmillait de familles profitant du soleil de l’après-midi. Un petit couple d’amoureux
adolescents en pédalo se démenaient pour remonter la rivière à contre-courant
en riant sans cesse. Deux habitués du Café Buzzetta montaient la garde devant
la bâtisse, l’air nerveux. Pops faisait les quatre cent pas devant eux, le
téléphone plaqué à l’oreille.
Tobin exhala, se mit
en mode Marco, et alla les rejoindre.
Cette fois, il ne pourrait pas compter sur sa capacité à voir dans les têtes
des gens : Aizalyasni se trouvait avec Szasz, sur la 9e avenue,
trop loin pour établir le relais.
Les gardes saluèrent d’un
mouvement de tête son arrivée; Pops, pour sa part, ne parut pas le remarquer.
Une fois à l’intérieur,
Tobin comprit au premier coup d’œil la raison de cette cachotterie – pourquoi
la rencontre n’avait pas lieu au Café comme d’habitude. Une vingtaine de
gangsters s’y trouvaient… Tous des Grecs.
En se mêlant à eux, Tobin
confirma que les autres n’en savaient pas plus que lui. Sans surprise, on
spéculait sur les raisons derrière la convocation exceptionnelle. Parmi les
bruits qui couraient, on disait que la police avait coffré les chefs, que la
guerre était sur le point d’être déclarée – les questions contre qui et pourquoi
alimentaient d’autres discussions. L’absence des Italiens figurait de façon
proéminente dans les différentes théories.
Quelques hommes
arrivèrent encore, après quoi Pops entra finalement, téléphone toujours à la
main. « Attention tout le monde! Hey! Vos gueules! Je ne passerai pas par
quatre chemins : je vais vous dire ce que je sais. Hier, monsieur Fusco a
rendu visite à la police. On ne sait pas pourquoi, mais apparemment, c’était de
son plein gré. » Le silence était tombé dans le kiosque. On pouvait entendre
les mouches voler – littéralement. L’une d’elle se butait à répétition contre
une fenêtre, espérant sans doute que la prochaine fois serait la bonne. « Il
est ressorti ce midi. »
Le choc se muta en
confusion – même pour Tobin. Si Fusco avait accepté de se mettre à table, il n’aurait
jamais, au grand jamais, été renvoyé dans la société civile sans protection.
Avait-il changé d’idée avant de commencer sa déposition? Les Trois avaient
assumé que les suggestions implantées dureraient dans le temps, mais ils se
basaient sur James ou sur Szasz, qui y étaient soumis fréquemment… Si Fusco
avait recouvré ses esprits, s’il se souvenait de sa rencontre avec Marco, il pouvait s’attendre à de
sérieuses représailles. Les Trois avaient choisi d’épargner la vie de Fusco –
ce revirement risquait plutôt de les condamner.
« Est-ce qu’il a
fait un deal?, demanda un gangster.
— On l’sait pas,
continua Pops. Attendez, ce n’est pas tout. Notre boss devait rencontrer Joe
Gaccione ce matin. Il m’avait clairement fait savoir que je devais rester standby pour ses instructions. » Il
regarda sa montre. « Ça fait six heures de cela. Il ne répond pas,
personne ne l’a vu depuis. Et vous le connaissez, hein? Ce n’est pas le genre d’homme
à laisser des affaires en suspens. » Tous comprirent sans que Pops n’eut
besoin de le spécifier : les Italiens avaient éliminé Xanthopoulos.
Bien que Tobin n’ait
pas cru que ce soit possible, le silence s’alourdit pendant un instant. Un
instant seulement, après quoi tout le monde se mit à parler en même temps. Pops
tenta de reprendre la parole, sans succès. Les exhortations à une
contre-attaque rapide et vigoureuse fusaient autant que les exclamations
incrédules.
« Pourquoi il
aurait fait ça? », demanda un jeunot qui traînait souvent au café Buzzetta
– un certain Aldo – à la seconde où l’ordre fut enfin rétabli.
Pops haussa les
épaules. « Je suis aussi surpris que vous autres. Ça sort de nulle part.
— C’est comme l’affaire
des noix de coco », lança le voisin de Tobin, une brute au nez cassé. De
nombreuses têtes se tournèrent vers lui. « On se casse le cul pendant des
mois pour faire rentrer la cargaison au port, Fusco s’occupe de les planquer
dans un endroit top secret – c’est lui qui l’a dit! Pis là, on découvre que
Cigolani et ses hommes ont été butés. Et que
la drogue n’a pas été touchée. Vous trouvez pas ça louche, vous autres?
— Vu de même… C’est
pas fou, dit quelqu’un.
— Non. C’est absurde,
répondit Tabor Spanos, un vieux de la vieille avec un accent à couper au
couteau. Les noix de coco étaient déjà à lui. Il n’aurait rien eu à gagner en
agissant ainsi. C’est à n’y rien comprendre…
— C’est pas) parce que
tu comprends pas que j’ai pas raison, ajouta la brute. Cigolani, mort.
Xanthopoulos? » Il mima une lame tranchant sa gorge. « Lui aussi.
Fusco veut être tout seul au top. C’est évident!
— Faut pas sauter trop
vite aux conclusions, dit Pops. C’est pour ça que je vous ai fait venir ici, au
cas où l’un de vous en saurait davantage… »
Les truands se
regardèrent les uns les autres. Martin,
Nini, vous êtes où quand j’ai le plus besoin de vous? Seul, Tobin ne voyait
qu’une possibilité : agir de façon décisive. Sa spécialité.
« Est-ce que c’est
ça que tu suggères, Pops? Qu’on reste assis dans la cage du lion, à attendre d’avoir
compris?
— Heu, non, ce n’est
pas ce que je suggère du tout.
— Je ne sais pas pour
vous, mais je n’ai pas envie d’attendre qu’on me fasse la peau »,
ajouta-t-il en se rendant à la fenêtre. D’un geste brusque, il empoigna sa
casquette et l’abattit sur la mouche obstinée. Marco était maintenant le centre de l’attention. « Dans ce
genre d’affaire-là, c’est le premier qui agit qui s’en ressort. Pas vrai? »
Autour de lui, les
têtes hochèrent leur assentiment.
« On n’est pas
assez pour partir en guerre contre les Italiens!
— Mais Pops, s’exclama
Aldo, s’ils partent en guerre contre nous, on fait quoi?
— J’ai une idée, moi »,
dit Tobin.
« C’est quoi, ton
idée, mon gars?
— On a juste à se
trouver des alliés. J’ai des contacts dans la gang de la banlieue nord, dit-il.
Je suis certain que ces gars-là seraient partants pour nous aider. En échange d’une
part du gâteau… »
Pops réfléchit, puis
acquiesça. « On a pas ben le choix. Va voir tes contacts. Nous autres, on
va jaser stratégie pendant ce temps-là.
Fais vite, Marco. C’est comme tu dis : il faut qu’on bouge en premier. En
attendant, tout le monde : pas de contacts avec les Italiens. Soyez sur
vos gardes, et restez ensemble autant que possible. »
Maintenant que Pops
avait assumé la possibilité d’un conflit réel, il paraissait résolu. Marco le
salua et quitta le kiosque.
Désolé, Guido : j’aurais préféré que tu t’en sortes, pensa
Tobin. Mais sa première priorité, aujourd’hui comme toujours, était de veiller
à ses propres intérêts.
Il activa son
téléphone et composa un numéro familier. « Allô, Mitch? Faut qu’on se
parle ASAP. J’ai une bonne nouvelle pis une mauvaise nouvelle… »
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