dimanche 26 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 459 : Action décisive

Karl Tobin reçut un appel de la part de Pops qui le convoquait d’urgence au kiosque. Il dut accéder aux souvenirs de Marco pour comprendre à quoi référait le nom de code.
La voix de Pops, d’ordinaire chaleureuse et amicale, trahissait que quelque chose ne tournait pas rond. Il en conclut que l’onde de choc de la reddition de Fusco commençait à se faire sentir…
Le kiosque en question était une petite maison abandonnée, sur les berges de la rivière Nikos. Il avait été converti en kiosque d’information touristique, qu’on avait par la suite condamné pour des raisons que Marco – donc Tobin – ignorait. Même de loin, c’était évident qu’elle était décrépite au point de ne plus pouvoir être retapée.
Une jetée voisine fourmillait de familles profitant du soleil de l’après-midi. Un petit couple d’amoureux adolescents en pédalo se démenaient pour remonter la rivière à contre-courant en riant sans cesse. Deux habitués du Café Buzzetta montaient la garde devant la bâtisse, l’air nerveux. Pops faisait les quatre cent pas devant eux, le téléphone plaqué à l’oreille.
Tobin exhala, se mit en mode Marco, et alla les rejoindre. Cette fois, il ne pourrait pas compter sur sa capacité à voir dans les têtes des gens : Aizalyasni se trouvait avec Szasz, sur la 9e avenue, trop loin pour établir le relais.   
Les gardes saluèrent d’un mouvement de tête son arrivée; Pops, pour sa part, ne parut pas le remarquer.
Une fois à l’intérieur, Tobin comprit au premier coup d’œil la raison de cette cachotterie – pourquoi la rencontre n’avait pas lieu au Café comme d’habitude. Une vingtaine de gangsters s’y trouvaient… Tous des Grecs.
En se mêlant à eux, Tobin confirma que les autres n’en savaient pas plus que lui. Sans surprise, on spéculait sur les raisons derrière la convocation exceptionnelle. Parmi les bruits qui couraient, on disait que la police avait coffré les chefs, que la guerre était sur le point d’être déclarée – les questions contre qui et pourquoi alimentaient d’autres discussions. L’absence des Italiens figurait de façon proéminente dans les différentes théories.
Quelques hommes arrivèrent encore, après quoi Pops entra finalement, téléphone toujours à la main. « Attention tout le monde! Hey! Vos gueules! Je ne passerai pas par quatre chemins : je vais vous dire ce que je sais. Hier, monsieur Fusco a rendu visite à la police. On ne sait pas pourquoi, mais apparemment, c’était de son plein gré. » Le silence était tombé dans le kiosque. On pouvait entendre les mouches voler – littéralement. L’une d’elle se butait à répétition contre une fenêtre, espérant sans doute que la prochaine fois serait la bonne. « Il est ressorti ce midi. »
Le choc se muta en confusion – même pour Tobin. Si Fusco avait accepté de se mettre à table, il n’aurait jamais, au grand jamais, été renvoyé dans la société civile sans protection. Avait-il changé d’idée avant de commencer sa déposition? Les Trois avaient assumé que les suggestions implantées dureraient dans le temps, mais ils se basaient sur James ou sur Szasz, qui y étaient soumis fréquemment… Si Fusco avait recouvré ses esprits, s’il se souvenait de sa rencontre avec Marco, il pouvait s’attendre à de sérieuses représailles. Les Trois avaient choisi d’épargner la vie de Fusco – ce revirement risquait plutôt de les condamner.
« Est-ce qu’il a fait un deal?, demanda un gangster.
— On l’sait pas, continua Pops. Attendez, ce n’est pas tout. Notre boss devait rencontrer Joe Gaccione ce matin. Il m’avait clairement fait savoir que je devais rester standby pour ses instructions. » Il regarda sa montre. « Ça fait six heures de cela. Il ne répond pas, personne ne l’a vu depuis. Et vous le connaissez, hein? Ce n’est pas le genre d’homme à laisser des affaires en suspens. » Tous comprirent sans que Pops n’eut besoin de le spécifier : les Italiens avaient éliminé Xanthopoulos.
Bien que Tobin n’ait pas cru que ce soit possible, le silence s’alourdit pendant un instant. Un instant seulement, après quoi tout le monde se mit à parler en même temps. Pops tenta de reprendre la parole, sans succès. Les exhortations à une contre-attaque rapide et vigoureuse fusaient autant que les exclamations incrédules.
« Pourquoi il aurait fait ça? », demanda un jeunot qui traînait souvent au café Buzzetta – un certain Aldo – à la seconde où l’ordre fut enfin rétabli.  
Pops haussa les épaules. « Je suis aussi surpris que vous autres. Ça sort de nulle part.
— C’est comme l’affaire des noix de coco », lança le voisin de Tobin, une brute au nez cassé. De nombreuses têtes se tournèrent vers lui. « On se casse le cul pendant des mois pour faire rentrer la cargaison au port, Fusco s’occupe de les planquer dans un endroit top secret – c’est lui qui l’a dit! Pis là, on découvre que Cigolani et ses hommes ont été butés. Et que la drogue n’a pas été touchée. Vous trouvez pas ça louche, vous autres?
— Vu de même… C’est pas fou, dit quelqu’un.
— Non. C’est absurde, répondit Tabor Spanos, un vieux de la vieille avec un accent à couper au couteau. Les noix de coco étaient déjà à lui. Il n’aurait rien eu à gagner en agissant ainsi. C’est à n’y rien comprendre…
— C’est pas) parce que tu comprends pas que j’ai pas raison, ajouta la brute. Cigolani, mort. Xanthopoulos? » Il mima une lame tranchant sa gorge. « Lui aussi. Fusco veut être tout seul au top. C’est évident!
— Faut pas sauter trop vite aux conclusions, dit Pops. C’est pour ça que je vous ai fait venir ici, au cas où l’un de vous en saurait davantage… »
Les truands se regardèrent les uns les autres. Martin, Nini, vous êtes où quand j’ai le plus besoin de vous? Seul, Tobin ne voyait qu’une possibilité : agir de façon décisive. Sa spécialité.
« Est-ce que c’est ça que tu suggères, Pops? Qu’on reste assis dans la cage du lion, à attendre d’avoir compris? 
— Heu, non, ce n’est pas ce que je suggère du tout.
— Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas envie d’attendre qu’on me fasse la peau », ajouta-t-il en se rendant à la fenêtre. D’un geste brusque, il empoigna sa casquette et l’abattit sur la mouche obstinée. Marco était maintenant le centre de l’attention. « Dans ce genre d’affaire-là, c’est le premier qui agit qui s’en ressort. Pas vrai? »
Autour de lui, les têtes hochèrent leur assentiment.
« On n’est pas assez pour partir en guerre contre les Italiens! 
— Mais Pops, s’exclama Aldo, s’ils partent en guerre contre nous, on fait quoi?
— J’ai une idée, moi », dit Tobin.
« C’est quoi, ton idée, mon gars?
— On a juste à se trouver des alliés. J’ai des contacts dans la gang de la banlieue nord, dit-il. Je suis certain que ces gars-là seraient partants pour nous aider. En échange d’une part du gâteau… »
Pops réfléchit, puis acquiesça. « On a pas ben le choix. Va voir tes contacts. Nous autres, on va jaser  stratégie pendant ce temps-là. Fais vite, Marco. C’est comme tu dis : il faut qu’on bouge en premier. En attendant, tout le monde : pas de contacts avec les Italiens. Soyez sur vos gardes, et restez ensemble autant que possible. »
Maintenant que Pops avait assumé la possibilité d’un conflit réel, il paraissait résolu. Marco le salua et quitta le kiosque.
Désolé, Guido : j’aurais préféré que tu t’en sortes, pensa Tobin. Mais sa première priorité, aujourd’hui comme toujours, était de veiller à ses propres intérêts.
Il activa son téléphone et composa un numéro familier. « Allô, Mitch? Faut qu’on se parle ASAP. J’ai une bonne nouvelle pis une mauvaise nouvelle… »

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