Joe Gaccione fut tiré
d’un sommeil agité par la sonnerie du téléphone.
Ses matinées étaient rarement faciles. Son cerveau qui avait mariné dans l’alcool pendant
l’essentiel de la veille demandait quelque temps à s’activer; son estomac
malmené par son train de vie lui envoyait des messages contradictoires, un
mélange de faim et de nausée. Typiquement, le déjeuner que sa bonne préparait
au lever lui permettait de trouver l’aplomb nécessaire pour faire face à sa
journée… en attendant son premier drink.
L’appel provenait d’un
numéro protégé. Son téléphone privé sonnait rarement; chaque fois, c’était le
signe d’une situation nécessitant son attention immédiate. Café et croissants
allaient devoir attendre. Il décrocha et grogna en guise d’allô.
« Joe. » Il
reconnut la voix de Petros Pappas. « T’es au courant?
— Tu parles d’une
question de merde, dit-il, de plus en plus de mauvais poil.
— Pardon?
— Je suis au courant
de ben des affaires, t’sais. Comment je fais pour savoir de laquelle tu parles?
— Heu…
— Et puis, par
définition, si je ne suis pas au courant, je ne saurai jamais de quoi tu
parles. »
Pops hésita, confondu
par cette tirade inattendue. « Alors, t’es au courant ou pas? »
Joe soupira. La
journée allait être longue. « Mettons que je ne suis pas au courant.
— Fusco s’est rendu à
la police.
— Quoi!? » La
seconde même, Joe était debout, la torpeur de la nuit balayée d’un coup.
« C’est ridicule! De qui tiens-tu ça?
— Beppe. Il l’a vu de
ses yeux.
— Fuck. » Il ne
s’agissait donc pas de vagues ouï-dire. Cette situation inattendue appelait une
réaction immédiate. « Est-ce que ton boss est au courant?
— Ouais. Il est en
route vers chez toi.
— Parfait. N’en parle
à personne d’autre. Je te reviens là-dessus. » Il raccrocha.
Une douche l’aurait
aidé à penser plus clairement, mais il ignorait quand Xanthopoulos arriverait.
Il préférait ne pas être tout mouillé à ce moment-là… Il s’habilla à toute
vitesse, puis il alla s’asperger le visage au lavabo de la salle de bain. Sa
prévoyance s’avéra justifiée : la sonnette se fit entendre pendant qu’il
s’exécutait. Il attrapa une serviette et descendit.
Libertina, sa bonne,
avait déjà ouvert, mais le visiteur n’était pas celui qu’il attendait. Il
s’agissait plutôt de la femme de monsieur Fusco. Joe ne l’avait jamais vue
autrement que parfaitement mise, coiffée et maquillée; cette fois, elle était
plutôt débraillée, les yeux bouffis, comme si elle aussi venait de rouler hors
du lit. « Oh, Joe! », s’exclama-t-elle en l’apercevant. Elle se jeta
dans ses bras, tremblante comme une feuille. « Guido n’est pas rentré,
hier. Personne ne veut me dire ce qui se passe… »
Un regard suffit pour
commander à Libertina de les laisser seul. Après quatre décennies à œuvrer dans
sa famille, les paroles s’avéraient souvent superflues avec elle. « Mieux
vaut t’asseoir, dit Joe en guidant Loulou vers la salle à manger, juste à côté.
— Mon Dieu. Il est
mort, c’est ça? »
C’est tout comme, pensa Joe, mais il garda sa réflexion pour lui. « Loulou…
Guido s’est livré à la police. » La femme le regarda, interloqué, comme s’il
lui avait parlé dans une langue étrangère.
« Ça ne se peut
pas, déclara-t-elle.
—Je le sais de source
sûre. »
Elle le fixa longuement,
comme si elle s’attendait à le voir s’esclaffer et avouer qu’il plaisantait. « Non.
Ce n’est pas possible, répéta-t-elle.
La sonnerie retentit à
nouveau. Joe alla ouvrir. Dinos Xanthopoulos entra et lui serra la main. Le
chef de la filiale grecque du clan Fusco était tout le contraire de Joe. Mince,
musclé, végétarien, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne touchait pas à la
drogue. Malgré l’heure matinale, il était tiré à quatre épingles dans sa
chemise blanche et ses pantalons pressés. « Je suis venu dès que Pops m’a
informé, dit-il.
— Ouais. Je
t’attendais.
— Veux-tu bien
m’expliquer qu’est-ce qui lui a pris? Il n’aurait pas pu se tirer une balle
dans la tête, simplement? Ça nous aurait sauvé du… Oh. » Dinos venait de
remarquer la présence de Loulou.
« Qu’est-ce que
tu veux dire?, demanda-t-elle en les rejoignant dans le vestibule.
— Sois pas naïve, dit
X. Tu le sais ce qui arrive, aux informateurs…
— Mais Guido n’est pas
un informateur. Ses affaires, c’est l’œuvre de sa vie… Ce ne peut être qu’un
malentendu…
— On ne peut pas
prendre la chance qu’il se mette à table, dit Xanthopoulos, inflexible.
— Joe… Dis quelque
chose! » Il se contenta de hausser les épaules. Il savait que son collègue
avait raison : les risques étaient beaucoup trop importants. Peu importe
qu’il s’agisse de son plus proche allié, de son plus vieil ami : Guido
avait signé son arrêt de mort à la minute où il avait passé le seuil du poste
de police. Il n’avait personne d’autre à blâmer.
Les tremblements de
Loulou s’accentuèrent, puis elle éclata en sanglots, le visage enfoui dans ses
mains. Les deux gangsters assistèrent à la scène sans savoir comment réagir. Joe
compatissait avec sa détresse, mais Xanthopoulos affichait son dédain sans le
moindre filtre.
« J’ai compris,
dit Loulou en relevant la tête après un moment. Elle avait encore les yeux
mouillés, mais elle ne pleurait plus.
— Compris quoi?,
demanda Joe, surpris par la fin subite de l’effusion.
— C’est la sorcière.
C’est la seule explication… »
Joe était au courant
de toute cette histoire de magiciens planqués au Terminus du Centre-Sud. Même
si M. Fusco et Beppe Cipriani y croyaient, même si Rémi Bélanger leur en avait
parlé en long et en large, Gaccione était loin de souscrire à ces fantaisies qu’il
voyait plutôt comme autant de mauvaises excuses.
Xanthopoulos, quant à
lui, n’en avait jamais même entendu parler. « Qu’est-ce que c’est, ces
cette histoire de sorcière? Arrête de dire des conneries, dit-il.
— Ça ne peut qu’être
que cela, renchérit Loulou avec vigueur. Dis-lui, Joe…
— Calme-toi, Loulou…
— Ouais. Ta gueule, l’hystérique,
dit Xanthopoulos.
— De quel droit
oses-tu me parler sur ce ton! Je n’accepterai pas que… » Xanthopoulos la
gifla, assez fort pour la projeter par terre.
Plutôt que lui
rabattre le caquet, le soufflet plongea Loulou dans une rage folle. D’un geste
décidé, elle sortit un pistolet petit calibre de sa sacoche, et tira deux fois sur
son agresseur. La première balle l’atteignit au ventre, la deuxième le toucha
au milieu du cou. L’homme s’écroula; son dernier soupir s’échappa de sa dernière
blessure avec un gargouillis écœurant.
Les yeux exorbités, le
visage éclaboussé du sang de Xanthopoulos, Loulou braqua son arme sur Joe en se
relevant. « Je suis avec toi », dit-il sans réfléchir, d’abord
soucieux de rester en vie. Il demeura immobile pendant une éternité, sans même
oser respirer.
Puis, Loulou baissa le
bras. Il ne restait rien de sa furie; elle affichait plutôt une expression
grave, dure, résignée. « Bon. Mettons une chose au clair. Le temps qu’on
règle cette situation, c’est moi le boss. On se comprend? » Devant son air
hésitant, presque ahuri, Loulou ajouta : « Come on, Joe. À toutes fins pratiques, je suis le consigliere de Guido depuis qu’il est
arrivé en poste. Ne fais pas comme si tu ne le savais pas! Alors. Es-tu vraiment avec moi? » Elle rajusta
sa poigne sur la crosse du pistolet. Le geste aurait pu paraître anodin, mais effectué
devant un cadavre en train de se vider de son sang, la menace était claire.
Quel autre choix
avait-il? « Je suis avec toi.
— Jure-le. Sur l’âme
de ta mère. Sur la tête de tes enfants. »
La salope. « Je le jure. Jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en
tenir.
— Je n’en demande pas
plus. Appelle ton nettoyeur. Il faut faire disparaître ça », ordonna-t-elle en pointant la dépouille de Xanthopoulos.
Quel merdier… Comment
croyait-elle que les Grecs allaient réagir en apprenant que M. X avait disparu?
Maintenant qu’il avait le doigt dans l’engrenage, il avait la désagréable
impression que son temps n’était pas moins compté que celui de Fusco. Ou de sa
femme…
Et tout cela avant
même son premier café. Pezzo di merda.
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