dimanche 19 février 2017

Le Nœud Gordien: épisode 458 : Réveil brutal

Joe Gaccione fut tiré d’un sommeil agité par la sonnerie du téléphone.
Ses matinées étaient rarement faciles. Son cerveau qui avait mariné dans l’alcool pendant l’essentiel de la veille demandait quelque temps à s’activer; son estomac malmené par son train de vie lui envoyait des messages contradictoires, un mélange de faim et de nausée. Typiquement, le déjeuner que sa bonne préparait au lever lui permettait de trouver l’aplomb nécessaire pour faire face à sa journée… en attendant son premier drink.
L’appel provenait d’un numéro protégé. Son téléphone privé sonnait rarement; chaque fois, c’était le signe d’une situation nécessitant son attention immédiate. Café et croissants allaient devoir attendre. Il décrocha et grogna en guise d’allô.
« Joe. » Il reconnut la voix de Petros Pappas. « T’es au courant?
— Tu parles d’une question de merde, dit-il, de plus en plus de mauvais poil.
— Pardon?
— Je suis au courant de ben des affaires, t’sais. Comment je fais pour savoir de laquelle tu parles?
— Heu…
— Et puis, par définition, si je ne suis pas au courant, je ne saurai jamais de quoi tu parles. »
Pops hésita, confondu par cette tirade inattendue. « Alors, t’es au courant ou pas? »
Joe soupira. La journée allait être longue. « Mettons que je ne suis pas au courant.
— Fusco s’est rendu à la police.
— Quoi!? » La seconde même, Joe était debout, la torpeur de la nuit balayée d’un coup. « C’est ridicule! De qui tiens-tu ça?
— Beppe. Il l’a vu de ses yeux.
— Fuck. » Il ne s’agissait donc pas de vagues ouï-dire. Cette situation inattendue appelait une réaction immédiate. « Est-ce que ton boss est au courant?
— Ouais. Il est en route vers chez toi.
— Parfait. N’en parle à personne d’autre. Je te reviens là-dessus. » Il raccrocha.
Une douche l’aurait aidé à penser plus clairement, mais il ignorait quand Xanthopoulos arriverait. Il préférait ne pas être tout mouillé à ce moment-là… Il s’habilla à toute vitesse, puis il alla s’asperger le visage au lavabo de la salle de bain. Sa prévoyance s’avéra justifiée : la sonnette se fit entendre pendant qu’il s’exécutait. Il attrapa une serviette et descendit.
Libertina, sa bonne, avait déjà ouvert, mais le visiteur n’était pas celui qu’il attendait. Il s’agissait plutôt de la femme de monsieur Fusco. Joe ne l’avait jamais vue autrement que parfaitement mise, coiffée et maquillée; cette fois, elle était plutôt débraillée, les yeux bouffis, comme si elle aussi venait de rouler hors du lit. « Oh, Joe! », s’exclama-t-elle en l’apercevant. Elle se jeta dans ses bras, tremblante comme une feuille. « Guido n’est pas rentré, hier. Personne ne veut me dire ce qui se passe… »
Un regard suffit pour commander à Libertina de les laisser seul. Après quatre décennies à œuvrer dans sa famille, les paroles s’avéraient souvent superflues avec elle. « Mieux vaut t’asseoir, dit Joe en guidant Loulou vers la salle à manger, juste à côté.
— Mon Dieu. Il est mort, c’est ça? »
C’est tout comme, pensa Joe, mais il garda sa réflexion pour lui. « Loulou… Guido s’est livré à la police. » La femme le regarda, interloqué, comme s’il lui avait parlé dans une langue étrangère.
« Ça ne se peut pas, déclara-t-elle.
—Je le sais de source sûre. »
Elle le fixa longuement, comme si elle s’attendait à le voir s’esclaffer et avouer qu’il plaisantait. « Non. Ce n’est pas possible, répéta-t-elle.
La sonnerie retentit à nouveau. Joe alla ouvrir. Dinos Xanthopoulos entra et lui serra la main. Le chef de la filiale grecque du clan Fusco était tout le contraire de Joe. Mince, musclé, végétarien, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne touchait pas à la drogue. Malgré l’heure matinale, il était tiré à quatre épingles dans sa chemise blanche et ses pantalons pressés. « Je suis venu dès que Pops m’a informé, dit-il.
— Ouais. Je t’attendais.
— Veux-tu bien m’expliquer qu’est-ce qui lui a pris? Il n’aurait pas pu se tirer une balle dans la tête, simplement? Ça nous aurait sauvé du… Oh. » Dinos venait de remarquer la présence de Loulou.
« Qu’est-ce que tu veux dire?, demanda-t-elle en les rejoignant dans le vestibule.
— Sois pas naïve, dit X. Tu le sais ce qui arrive, aux informateurs…
— Mais Guido n’est pas un informateur. Ses affaires, c’est l’œuvre de sa vie… Ce ne peut être qu’un malentendu…
— On ne peut pas prendre la chance qu’il se mette à table, dit Xanthopoulos, inflexible.
— Joe… Dis quelque chose! » Il se contenta de hausser les épaules. Il savait que son collègue avait raison : les risques étaient beaucoup trop importants. Peu importe qu’il s’agisse de son plus proche allié, de son plus vieil ami : Guido avait signé son arrêt de mort à la minute où il avait passé le seuil du poste de police. Il n’avait personne d’autre à blâmer.
Les tremblements de Loulou s’accentuèrent, puis elle éclata en sanglots, le visage enfoui dans ses mains. Les deux gangsters assistèrent à la scène sans savoir comment réagir. Joe compatissait avec sa détresse, mais Xanthopoulos affichait son dédain sans le moindre filtre.
« J’ai compris, dit Loulou en relevant la tête après un moment. Elle avait encore les yeux mouillés, mais elle ne pleurait plus.
— Compris quoi?, demanda Joe, surpris par la fin subite de l’effusion.
— C’est la sorcière. C’est la seule explication… »
Joe était au courant de toute cette histoire de magiciens planqués au Terminus du Centre-Sud. Même si M. Fusco et Beppe Cipriani y croyaient, même si Rémi Bélanger leur en avait parlé en long et en large, Gaccione était loin de souscrire à ces fantaisies qu’il voyait plutôt comme autant de mauvaises excuses.
Xanthopoulos, quant à lui, n’en avait jamais même entendu parler. « Qu’est-ce que c’est, ces cette histoire de sorcière? Arrête de dire des conneries, dit-il.
— Ça ne peut qu’être que cela, renchérit Loulou avec vigueur. Dis-lui, Joe…
— Calme-toi, Loulou…
— Ouais. Ta gueule, l’hystérique, dit Xanthopoulos.
— De quel droit oses-tu me parler sur ce ton! Je n’accepterai pas que… » Xanthopoulos la gifla, assez fort pour la projeter par terre.
Plutôt que lui rabattre le caquet, le soufflet plongea Loulou dans une rage folle. D’un geste décidé, elle sortit un pistolet petit calibre de sa sacoche, et tira deux fois sur son agresseur. La première balle l’atteignit au ventre, la deuxième le toucha au milieu du cou. L’homme s’écroula; son dernier soupir s’échappa de sa dernière blessure avec un gargouillis écœurant.
Les yeux exorbités, le visage éclaboussé du sang de Xanthopoulos, Loulou braqua son arme sur Joe en se relevant. « Je suis avec toi », dit-il sans réfléchir, d’abord soucieux de rester en vie. Il demeura immobile pendant une éternité, sans même oser respirer.
Puis, Loulou baissa le bras. Il ne restait rien de sa furie; elle affichait plutôt une expression grave, dure, résignée. « Bon. Mettons une chose au clair. Le temps qu’on règle cette situation, c’est moi le boss. On se comprend? » Devant son air hésitant, presque ahuri, Loulou ajouta : « Come on, Joe. À toutes fins pratiques, je suis le consigliere de Guido depuis qu’il est arrivé en poste. Ne fais pas comme si tu ne le savais pas! Alors. Es-tu vraiment avec moi? » Elle rajusta sa poigne sur la crosse du pistolet. Le geste aurait pu paraître anodin, mais effectué devant un cadavre en train de se vider de son sang, la menace était claire.
Quel autre choix avait-il? « Je suis avec toi.
— Jure-le. Sur l’âme de ta mère. Sur la tête de tes enfants. »
La salope. « Je le jure. Jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en tenir.
— Je n’en demande pas plus. Appelle ton nettoyeur. Il faut faire disparaître ça », ordonna-t-elle en pointant la dépouille de Xanthopoulos.
Quel merdier… Comment croyait-elle que les Grecs allaient réagir en apprenant que M. X avait disparu? Maintenant qu’il avait le doigt dans l’engrenage, il avait la désagréable impression que son temps n’était pas moins compté que celui de Fusco. Ou de sa femme…
Et tout cela avant même son premier café. Pezzo di merda

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