dimanche 5 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 456 : Chasse à l’homme

Les nuits de Mélanie Tremblay n’étaient pas toutes tissées de mélancolie.
Ce soir, elle avait remarqué, à une table du salon VIP, deux hommes qu’elle avait rencontrés dans des circonstances différentes. Le premier, Jean-Pierre, était vice-président à la direction de la deuxième compagnie pharmaceutique au pays. Le second, Hubert, siégeait au conseil d’administration d’une minière à la croissance explosive. Elle avait engagé une conversation légère avec l’un, puis l’autre, après quoi ils l’avaient invitée à se joindre à leur petit groupe.
Ils étaient prompts aux commentaires acérés sur les gens, les choses, l’actualité; leurs moqueries tous azimuts étaient divertissantes, et Mélanie prit plaisir à renchérir avec les siennes. Imbu de l’impunité offerte par l’argent et le pouvoir, Jean-Pierre préparait en série des lignes de cocaïne qu’il offrait à la ronde, sans même tenter d’être discret. Trois filles gravitaient autour d’eux sans se mêler aux conversations, sinon pour laisser entendre leur rire. Ces filles étaient toutes trop jeunes, trop belles, trop sexy – sans doute des escortes.
Mélanie déclinait toujours ce genre d’offres. Peu importe ce que disaient ceux qui chantaient les louages de la drogue, elle n’avait que faire d’une stimulation accrue. Elle préférait s’en tenir aux effets apaisants du vin et des cocktails. Elle approchait d’ailleurs de cet état d’ivresse optimale qu’elle cherchait au fond des verres. Le signe le plus clair : elle avait envie de danser.
Elle vida son cocktail et tendit la main à Hubert, qui se laissa guider jusqu’à la piste. D’autres membres du groupe les suivirent. Elle se laissa porter par les mélodies accrocheuses, habitée par le rythme, le mouvement, se fondant dans le frémissement des corps sur la piste bondée.
Le moment magique dura le temps de deux chansons; la troisième, moins dans ses cordes, lui enleva l’envie de danser pour ramener l’envie de boire. Elle se sentait vivante, le cœur battant, la peau réchauffée par le doux exercice.
Elle se rendit à la salle de bain pour se refaire une beauté avant de retourner à sa table. Elle aperçut du coin de l’œil son garde du corps qui traversait le salon privé avec elle, assez loin pour que sa présence demeure discrète, assez près pour intervenir si une menace surgissait.
La danse n’avait pas trop nui à sa mise en plis ou son maquillage. Elle se contenta de rafraîchir le rouge de ses lèvres.
« Salut, Mélanie. »
La surprise lui fit échapper son bâton. Elle avait la certitude qu’elle était seule dans la pièce; elle n’avait vu personne y entrer.
C’était Félicia Lytvyn. Elle portait une robe bleue, excentrique, et des cuissardes assorties. Son look flamboyant était quelque peu gâché par le feu sauvage qui ornait le milieu de sa lèvre supérieure, une bosse irrégulière que tout le fond de teint du monde ne pouvait cacher.
« Qu’est-ce que tu me veux? », dit Mélanie, cassante. Elle n’avait pas du tout envie de voir sa soirée être gâchée par une enfant gâtée.
« Je veux parler business. 
— Pff. Toi?
— Tu sais quoi? J’en ai marre que tu ne me prennes pas au sérieux. »
Quelle tache, cette fille. « Vas-y, dit-elle en croisant les bras. Montre-moi que j’ai tort. Surprends-moi.
— Bon. Je sais que tu es à la tête de l’organisation de mon père. Avec Szasz, bien entendu. »
Mélanie dissimula sa stupéfaction derrière un haussement d’épaules. Si elle savait, qui d’autre était au courant? Les médias? La police?
« Je sais que c’est Jean Smith qui t’y a préparée », continua-t-elle.
Mélanie avait demandé à être surprise; il fallait reconnaître qu’elle était bien servie. « Tu connais Jean Smith?
— Très bien. Peut-être mieux que toi. Il m’a préparée moi aussi… Pour autre chose. J’ai même été en couple avec lui. Un drôle de couple…
— Es-tu encore en contact avec lui? Sais-tu où…
— Il est mort », dit-elle, la tristesse dans les yeux.
« Je suis désolée. » Elle l’était réellement. La confirmation de son décès – qu’elle avait par ailleurs présumé, après sa disparition subite – l’attristait. « D’accord. Je mords. De quoi veux-tu me parler? »
Félicia sortit de son sac à main une feuille de papier pliée en quatre qu’elle tendit à Mélanie. C’était l’impression d’une photo. « Je dois trouver ce gars-là. Il s’appelle Arthur Van Haecht. Il utilise peut-être un alias : Romuald Harré.
— C’est qui, ce type?
— C’est une affaire personnelle. Et d’une extrême urgence. »
Mélanie lui redonna sa photo. « Tu devrais engager un détective, ou le signaler à la police. »
Félicia hésita avant de répondre. « Il est très dangereux. Et on ne se le cachera pas : tu as beaucoup, beaucoup plus de moyens que n’importe quel enquêteur.
— Quand même. Pourquoi moi? Tu ne pouvais quand même pas t’attendre à ce que je t’accueille à bras ouverts, considérant notre… historique?
— Mélanie, ce que je te demande, c’est d’une importance que tu ne peux même pas imaginer. En comparaison, notre vieille chicane ne pèse pas lourd.
— C’est important pour toi, peut-être. » Elle finit d’appliquer son rouge et tourna le dos à Félicia. « En business, ce n’est pas tout de demander, tu sais. Il faut aussi offrir quelque chose…
— Je sais. J’ai le passe-partout de mon père », lança Félicia.
Mélanie s’arrêta sec. « Quoi!? »
Félicia lui tendit la photo à nouveau. « Le passe-partout de mon père. Je n’ai pas besoin de te dire ce que ça signifie. »
En effet, elle le savait trop bien… Le passe-partout représentait la possibilité de mettre la main sur les millions planqués par le vieux Lytvyn de son vivant… Avoir le plein contrôle sur tous les comptes… Et surtout, une fois qu’elle aurait changé le code, pouvoir dormir tranquille, sachant qu’elle serait désormais la seule maîtresse de cette infrastructure financière unique, conçue sur mesure pour les besoins de son organisation. Mélanie reprit la photo tendue par Félicia. « Si jamais tu bluffes…
— Je ne bluffe pas. Marché conclu? » Mélanie hocha la tête. « Donc : si vous trouvez cet homme, il faut le restreindre sur-le-champ. Bâillonné, les mains attachées dans le dos, les yeux bandés en tout temps. Peu importe ce qu’il fait, peu importe les circonstances, même s’il pleure ou se pisse dessus, il doit être restreint en tout temps. Contacte-moi à la seconde où tes hommes lui mettent le grappin dessus.
— Il a l’air dangereux, ton bonhomme.
— Peu importe ce que tu peux imaginer, il est pire encore.
— Et s’il résiste? Se débat? S’enfuit? »
Félicia hésita un instant en léchant la plaie sur sa lèvre. Dégueulasse. « Le plan est de le ramener vivant. Mais il faut l’arrêter à tout prix. 
— Entendu. Je m’y mets tout de suite. » Le passe-partout de M. Lytvyn en échange d’un homme. Elle n’aurait jamais espéré s’en tirer à si bon compte.
« Mélanie…
— Quoi?
— Rien. Enfin, merci. »
Elle sortit de la salle de bain sans répondre, déjà en mode travail, son téléphone à la main.

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