dimanche 12 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 457 : La rue et le cash

Will Szasz arpentait la petite chambre d’hôtel comme un tigre en cage. Il regrettait de ne pas avoir emprunté un joint de plus à Gen avant de quitter le bureau. Un peu d’herbe lui aurait peut-être calmé les nerfs.
Le minibar offrait une autre possibilité. Le frigo était plutôt bien garni; il lui aurait suffi de trois secondes pour s’envoyer autant de shots de vodka derrière la cravate. Leur coût démesuré le faisait hésiter, bien que ces quelques dollars envolés ne pouvaient guère avoir d’effet sur l’état de ses finances. Mais Szasz y voyait du vol, pur et simple, et il n’était pas le genre d’homme prêt à se laisser rouler ainsi.
On frappa à la porte, trois petits coups. C’était Megan. Son apparition eut pour Szasz l’effet qu’il avait voulu retrouver : un apaisement immédiat, une relaxation profonde. Quasiment un état de transe. Elle était accoutrée comme une hôtesse de restaurant, jupe blanche et blouse noire. Par contraste avec sa tenue austère, ses souliers rouges à talons hauts lui donnaient une aura incroyablement séduisante. En guise de salutation, elle posa sa main sur sa joue avec un sourire, puis elle se rendit directement au minibar. Elle craqua le sceau de deux mini bouteilles de vodka et les vida dans un verre.
Devant le fait accompli, Szasz n’avait plus de raison d’hésiter. Il accepta le drink et le vida d’un coup. Il exhala longuement et s’écrasa sur l’un des deux lits. Megan alla s’asseoir sur ses genoux. Elle ne pesait pas plus qu’une plume. « Dis-moi ce qui te tracasse.
— Fusco a pété les plombs, dit Will. Il s’est rendu à la police. C’est ma faute : on lui a trop mis de pression…
— Tu crois que c’est ton attaque-surprise qui l’a brisé? » Elle semblait fort amusée par cette idée.
« Quoi d’autre? C’est là qu’il a découvert que ses ennemis connaissent ses secrets les mieux gardés. Donc qu’il ne peut faire confiance à personne.
— Oh, à ce sujet, il n’a pas tort du tout.
— D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas dit comment tu avais su, pour l’héroïne…
— Ce n’est pas important, répliqua Megan en lui massant la nuque.
— Si tu le dis. » Le bien-être qu’elle lui insufflait était tel qu’il en perdait le fil de ses pensées. Les doigts de la fille avaient quelque chose de magique. Ils étaient capables de dissoudre son anxiété, ses doutes… Sa curiosité.
Il se laissa cajoler sans rien ajouter pendant un délicieux moment, jusqu’à ce qu’on frappe à nouveau. Megan alla ouvrir.
Mélanie Tremblay ne cacha pas son déplaisir en apercevant l’adolescente. Elle entra en claquant la porte derrière elle. « Merde, tu ne peux pas te passer de tes poulettes quelques minutes?
— Ce n’est pas ce que tu crois, répondit Szasz.
— Je suis sa conseillère spéciale », renchérit Megan.
Mélanie la dépassa comme si elle n’avait rien dit. « Franchement, Will! Arrête de penser avec ta queue, un peu!
— Elle a fait ses preuves », offrit-il.
Mélanie sembla dubitative. « Madame Tremblay, dit Megan d’une voix ferme mais polie, vous savez mieux que quiconque ce que c’est d’avoir quelque chose à offrir, mais d’être mise à l’écart du simple fait d’être jeune. Et une femme. »
L’argument convainquit Mélanie d’au moins tolérer sa présence. Elle enchaîna : « Venons-en aux faits. Qu’est-ce qu’il y a de si urgent? Tu ne pouvais pas attendre notre meeting de lundi?
— J’te laisse en juger. Notre ami Guido a décidé de prendre sa retraite.
— Quoi?
— Je tiens l’information directement de mon gars aux affaires criminelles. » L’anxiété revint en trombes. Szasz aurait voulu sentir à nouveau le toucher rassurant de Megan. « Et tu ne sais pas encore le meilleur. Il s’apprête à se mettre à table.
— Ce n’est pas possible… » Le visage de Mélanie avait rougi et son front s’était couvert d’une sueur froide. « Qu’est-ce qui se passe du côté de la Petite-Méditerranée? Comment les autres ont réagi?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas trop envie de leur parler, à eux autres.
— Pourquoi?
— Il y a quelque chose que tu devrais savoir… La frappe contre Cigolani, c’était moi.
— Tu as fait QUOI? » Mélanie se prit la tête à deux mains. « J’ai juré à Fusco qu’on n’avait rien à voir là-dedans! Pourquoi me l’as-tu caché?
— Je ne t’ai rien caché. C’était mon affaire. Je m’occupe de la rue, tu t’occupes du cash. C’est notre accord.
— Mais de là à déclarer la guerre aux Italiens!
— Je n’ai pas déclaré la guerre… C’était une seule opération. Qui aurait pu être très, très payante.
— Et tu penses que la mafia va dire oh, c’était juste une petite opération, on comprend ça, pas de trouble? »
Megan s’interposa, l’index levé. « Madame Tremblay, vous négligez certains aspects de la situation…
— Toi, personne ne t’a demandé ton avis!
— L’équipe de monsieur Fusco sera déséquilibrée par sa trahison, continua-t-elle. Vu qu’il n’a jamais clairement désigné de successeur, ses conseillers les plus ambitieux joueront du coude pour prendre sa place. Mais surtout, chacun sera d’abord préoccupé par l’idée de couvrir ses arrières. Pas de découvrir les tenants et les aboutissants d’une fusillade.
— Mais si Fusco se met à parler…
— …la police va l’interroger sur ses affaires à lui, sur ses collaborateurs, ses opérations. Pas les vôtres : la police ne peut pas monter un dossier sur tout le monde à partir de son seul témoignage. »
Will n’était pas peu fier. On aurait pu croire que le propos de Megan était issu d’une longue réflexion. Mais c’était impossible : elle venait tout juste d’apprendre la nouvelle, elle aussi. À dix-huit ans, quand même : quelle lucidité!
Mélanie semblait plus réticente à l’admettre. Elle se tourna vers Will. « Où est-ce que tu l’as trouvée, celle-là?
— Qu’est-ce que ça change? Tu sais qu’elle a raison.
— Il va sans dire que la transition vers un nouveau leadership sera riche en opportunités, continua Megan. Des opportunités à saisir. »
Mélanie leva les bras au ciel, excédée. « Tu t’occupes de la rue, fine. J’espère juste que tu sais ce que tu fais. » Elle pointa un doigt accusateur vers lui. « Mais à l’avenir, je veux être tenue au courant de tout ce qui se passe de ton côté! »
Szasz acquiesça. « C’est tout ce que je voulais que tu saches. Le reste peut attendre à lundi.
— Tiens, tant qu’à y être… » Mélanie sortit une photo de son sac et la lui tendit. « Cinquante mille dollars pour trouver ce bonhomme et le livrer bâillonné, menotté, les yeux bandés.
— Rien de moins. C’est qui, au juste?
— Aucune idée. Paraît qu’il est sacrément dangereux. Un certain Arthur Van Haecht. » Megan tressaillit en entendant le nom. « Dis-moi pas qu’elle sait où le trouver », dit Mélanie, incrédule.
« Où, non, répondit Megan. Comment? Peut-être… »

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