dimanche 18 avril 2010

Épisode 116 : Félicia en cinq temps, 5e partie

Le rêve de Félicia était d’autant plus étrange qu’elle rêvait rarement.
Elle était debout sur un piédestal, vêtue d’une toge de la même trempe que celle des maîtres, mais blanche plutôt que pourpre. Derrière elle se trouvait une silhouette noire qui tenait une couronne de laurier au-dessus de son front. Devant elle, seize épées étaient disposées en un demi-cercle, toutes pointant vers le piédestal. Au loin, elle voyait une foule compacte qui s’étendait d’un horizon à l’autre. Elle savait que la foule était là pour elle. Au premier rang se tenait Frank Batakovic, le visage souriant et paisible. Instinctivement, elle sut alors que la foule infinie était composée de tous les morts de l’histoire humaine. Elle chercha des yeux ses parents; elle les trouva même s’ils portaient des visages différents de ceux du temps de leur vivant. Frank fit un mouvement vers la foule et tous s’agenouillèrent puis portèrent leur front à terre. Il lui tendit la main, mais plutôt que la prendre, Félicia dirigea son attention vers le sol.
Une nouvelle épée était apparue, posée en travers des autres. Elle la prit pour réaliser qu’elle laissait des traces sur ses mains. Elle lécha un doigt pour découvrir que la dix-septième épée était de chocolat. Dès qu’elle y eut goûté, l’arme s’anima soudainement pour lui transpercer le bassin. Sans transition, sa perspective changea : c’était maintenant elle qui tenait les lauriers au-dessus du front d’un homme qui portait le visage de son père mais qui n’était pas lui. Le cri d’un corbeau retentit.
Elle se réveilla en sursaut : elle n’avait pas rêvé ce cri, c’est lui qui l’avait tirée du sommeil. Quelque part à l’extérieur, l’oiseau continuait son croassement. L’horloge indiquait 7:06; le Soleil d’hiver ne se montrait pas encore à cette heure. Elle alluma sa lampe de chevet, se frotta les yeux et lissa ses cheveux. Au moins un élément du rêve pouvait s’expliquer facilement : avant de dormir, elle avait mangé plusieurs de ces excellents chocolats que Jean Smith lui donnait continuellement. Sans doute qu’ils lui avaient rendu la digestion difficile et le sommeil fiévreux – cette épée de chocolat qui lui perçait le ventre.
Ses professeurs avaient été surpris de découvrir que malgré son talent prodigieux, Félicia ne maîtrisait pas mieux le créneau onirique que n’importe quel autre initié. C’était surprenant parce que ceux qui progressaient dans l’application de leurs traditions en venaient à percevoir les choses et les gens avec une acuité grandissante; cette lucidité exceptionnelle s’exprimait souvent à travers les rêves, lorsque la voix de la raison consciente était assoupie. Polkinghorne lui avait dit un jour que certains croyaient même que des rêves alludaient parfois au futur; leur message flou, souvent incomplet ou symbolique, ne permettait cependant pas de reconnaître leur caractère prémonitoire avant que les événements prédits fussent passés. Prophétiques ou non, ces rêves demeuraient assez rares pour que leur nature soit controversée même chez les initiés. Les sceptiques soulignaient que ces soi-disant prémonitions n’étaient qu’une autre facette de l’acuité du rêveur qui, libéré des chaînes de l’éveil, pouvait se projeter à travers tant de possibles qu’il n’était guère surprenant que certains correspondent par quelque coïncidence aux événements réels… Cela n’empêchait ni les croyants ni les sceptiques d’étudier attentivement les images et les histoires qui surgissaient la nuit.
Comme Félicia ne rêvait que rarement, elle n’avait jamais vraiment pris position dans le débat. Confrontée à ce rêve haut en couleur, Félicia en ressortait évidemment intriguée…
Au premier niveau, elle reconnaissait plusieurs de ses préoccupations courantes… Ses recherches portaient sur les morts et leur pérennité; son incroyable découverte lui ferait bientôt gravir un échelon de plus, lui permettrait de porter le pourpre de l’élève-adepte et de se mettre en quête des éléments de la panoplie rituelle qu’elle ne pourrait obtenir que de l’un des Seize… l’anneau, la coupe, le bâton et l’épée. Seize épées plus une.
Elle entrevoyait néanmoins quelque chose derrière le contenu manifeste, un message sous le message… Elle comptait en discuter avec son maître, mais en attendant, elle chercherait en méditant là-dessus…
Encore à jeun, elle entreprit son rituel matinal pour se maintenir à la fine pointe de son évolution spirituelle. Elle s’assit ensuite dans la position du lotus – qu’elle avait finalement conquise au prix de moult efforts – et spontanément, son vieux mantra lui vint aux lèvres.
Elle en avait d’abord été embarrassée… N’était-ce pas l’indice de son égocentrisme, de sa vanité adolescente? Cependant, quiconque a déjà médité sur un mantra sait que les mots répétés indéfiniment en viennent à perdre leur sens pour ne devenir que des bruits qui eux-mêmes perdent éventuellement leur réalité… Alors qu’à l’origine, les trois pronoms la ramenaient à elle, à mesure qu’ils devenaient des non-sens, elle en vint à se distancier de son individualité, de sa personnalité, de tout ce qui était elle… Jusqu'à ce qu’il ne reste, vingt mois plus tard, qu’une non-personne marmonnant des non-mots.
Paradoxalement, les syllabes qui avaient émergé du cœur de son égo l’avaient conduite à le transcender. La boucle avait été bouclée; ce jour-là, elle s’était départie de son mantra pour en revenir à méditer sur la réalité la plus fondamentale de son existence : sa respiration.
Aujourd’hui, elle voulait plonger en elle-même pour trouver la signification de cette mise en scène offerte par son inconscient; était-ce son inconscient qui lui suggérait cette clé? Elle la saisit sans plus de réflexions et se mit à répéter son mantra.
Sa respiration, déjà lente, se ralentit davantage. Le temps se mit à fondre jusqu’à ce que les minutes, les heures, les jours et les années parussent des inventions de l’esprit. Elle se dirigea tout entière vers elle-même, vers le gouffre insondable qui mène aux profondeurs les plus secrètes de chaque humain…
Elle ouvrit soudainement les yeux, choquée par une réalisation à la fois inattendue mais incontournable maintenant qu’elle avait émergé. Sa méditation l’avait conduite dans une direction imprévue… Elle s’était mise à penser à sa relation avec son maître, son amoureux… Sur fond de JE-ME-MOI.
Elle s’exclama : « C’est pas moi, ça! »
Elle venait de comprendre qu’elle n’avait ressenti absolument aucun désir sexuel depuis des semaines, sans s’en inquiéter outre mesure. Comment avait-elle pu ne pas le remarquer?

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