dimanche 4 avril 2010

Le Noeud Gordien, épisode 114: Félicia en cinq temps, 3e partie

Cinq ans plus tôt…
Jean Smith examina Félicia, fin prête pour la tâche qu’il lui avait confiée. Il lui signala son approbation avant d’ajouter : « Tu as l’air toute stressée! Qu’est-ce qui se passe?
 — C’est pas moi, ça, faire la séductrice… »
Le commentaire de Félicia en aurait  surpris plus d’un… particulièrement ceux qui connaissaient son sourire coquin ou qui l’avaient vu battre des cils en direction d’un bel inconnu. Mais à ses yeux, le terme connotait celle qui traque, qui chasse; son instinct la conduisait plutôt à prendre le rôle de princesse à conquérir… Et c’est à cette attitude qu’elle devait la majeure partie de ses succès.
Jean Smith lui avait demandé de séduire quelqu’un d’une manière bien précise et même si la demande l’avait confrontée à ses réticences, elle ne pouvait dire non à celui qui avait ouvert ses yeux sur la nature réelle du monde… Celui à qui elle devait la découverte du sens de sa vie.
La seule question du look l’avait triturée pendant des heures. Elle avait retenu deux avenues qui lui permettraient d’atteindre ses fins : la première était de se déguiser en femme fatale – à défaut d’en avoir les manières. La seconde était d’accentuer l’image de jeune ingénue que l’homme qu’elle devait séduire entretenait sans doute déjà à son égard. Ni l’une ni l’autre ne semblait convenir : la première trop extravagante pour qu’elle s’y reconnaisse, la deuxième trop ordinaire pour qu’elle satisfasse les besoins de sa mission. Alors qu’elle progressait dans sa réflexion, elle réalisa qu’elle se préoccupait moins de l’opinion de sa cible que de celle de son maître… Plus que tout, c’est lui qu’elle ne voulait pas décevoir.
Elle en vint à trouver sa voie en hybridant les deux extrêmes. D’un côté, elle ne porterait qu’une jupe noire et une blouse blanche toute simple accompagnées de quelques accessoires d’un genre qu’elle pourrait mettre pour visiter sa famille. En revanche, sa tenue serait agrémentée de quelques éléments davantage criards… Faux cils, gants de cuir, rouge à lèvres écarlate de la même teinte que ses bottes aux talons si hauts qu’elle pouvait compatir avec tous les échassiers de ce monde. L’hybridation avait réussi : elle ressemblait à une petite poupée innocente… mais sexuée, tout droit sortie des rêves d’un vieux pervers. Elle était fin prête.
« C’est pas moi, ça, faire la séductrice… »
Avec un petit sourire, Jean Smith déboutonna sa blouse jusqu’à ce que son soutien-gorge apparaisse par l’encolure. Durant ces quelques secondes, elle fut secouée par une nuée d’émotions contradictoires… Peur, excitation, embarras, espoirs inavoués… Cependant Smith n’agissait pas pour lui, mais plutôt pour parachever le déguisement de Félicia.
« Souviens-toi de ce que je t’ai appris. Il ne verra pas toi, il verra ce que tu portes, comment tu agis… Félicia va s’estomper derrière le rôle que tu vas prendre.
— Ça ne serait pas plus simple de faire une sorte de philtre d’amour?
— Un jour de purification, dix jour à le réaliser, trois mois pour qu’il mûrisse… Sans compter l’acquisition et la préparation des composantes… Et répéter le processus à chaque fois que la préparation a fait son temps… Ça ne serait simple que dans la mesure où ce serait moi et non toi qui le ferais, non?
— C’est vrai… Je m’excuse…
— Concentre-toi sur la tâche à accomplir. Souviens-toi : effet maximal pour action minimale… Et je suis absolument certain que même un philtre ne serait pas aussi efficace que Félicia Lytvyn en mission! Allons-y maintenant : c’est l’heure. »
La confiance qu’il avait envers elle représentait un puissant motivateur. Elle respira profondément et trouva le calme durant le trajet en voiture. Machinalement, elle entreprit la routine méditative que Smith lui avait enseignée et qui devait éventuellement l’ouvrir aux liens cachés qui structuraient  la forme de ce monde… Lorsqu’elle arriva, elle était prête. Stressée, mais prête. Elle laissa Smith derrière elle. Une femme vêtue d’un corset rouge l’accueillit à la porte et la conduisit là où l’homme l’attendait.
À pas lents, elle entra dans la pièce. Il était attaché à une croix en forme de X, complètement nu sinon un collier au cou et un bandeau sur les yeux. Félicia était une femme ouverte, mais il lui était difficile de comprendre comment quiconque pouvait désirer se trouver en pareille situation. Cette incompréhension ne l’empêcherait pas d’en jouer…
Elle approcha de la croix en faisant claquer ses talons de façon théâtrale. Une fois devant lui, elle le gifla. Deux fois. Trois fois… Dix fois. L’homme pantelait derrière son bandeau, terrorisé mais extatique. Félicia fut doublement troublée de sentir son corps répondre de manière inattendue… Frapper cet homme mûr en position d’impuissance l’excitait. Elle en fut la première surprise.
Elle arracha le bandeau qui couvrait les yeux de l’homme. Un instant ébloui, il reconnut tout de suite celle qui se trouvait devant lui. Immédiatement, il se mit à se débattre contre les liens qu’il avait jusque-là acceptés sans broncher.
« Félicia! Qu’est-ce que tu fais là? » Les gifles avaient rougi les joues de l’homme; maintenant, toute sa tête était rouge tomate. « C’est pas ce que tu penses! », ajouta-t-il bêtement.
Sans broncher, Félicia agit comme Smith le lui avait appris. Elle prit son air le plus hautain, le plus arrogant, et lui dit : « Bonsoir, Frank. Oui, c’est moi. Tu sais que tu es un sale petit pervers?
— Détache-moi! C’est pas drôle! Ton père va me tuer! »
Elle lui fit son plus beau sourire et fit un tour sur elle-même, les bras contre le corps, les mains relevées comme la danseuse d’une boîte à musique. Dos à la croix, elle se pencha de manière suggestive en faisant remonter légèrement sa jupe. Pas assez pour qu’on perçoive la fesse ou la culotte. Supplice de Tantale. Son maître lui avait dit : Le sentiment d’impuissance et la frustration sont la clé. Prends tout et ne donne rien, comme une déesse cruelle et indifférente. Et il t’appartiendra. Frank avait cessé de haleter. Il ne respirait même plus. Son sexe, flasque jusque là, s’était dressé comme un mât.
« Tu penses que mon père va te tuer s’il apprend que t’es ma sale petite bête? Probablement. La question est… Veux-tu être mon petit animal? » Elle battit ses faux-cils langoureusement, un sourire détaché aux lèvres. Ses mains étaient froides. Elle saurait bientôt si elle avait réussi sa mission.
Frank ne répondit pas, sinon par les tressaillements de son érection – assez éloquents à leur manière. Félicia lui agrippa les testicules, un peu dégoûtée mais inspirée par son excitation imprévue. Elle lui murmura à l’oreille : « Ça veut dire que j’ai ta vie entre les mains… »
Frank gémit. Son corps entier tremblait. Elle ajouta : « Maintenant, tu m’appartiens. Fini de jouer… »
Frank Batakovic était un homme de pouvoir et d’influence depuis des décennies. Il avait longtemps rêvé de se soustraire aux exigences de ce pouvoir, ne serait-ce qu’un moment… Quelques années auparavant, il avait trouvé comment y parvenir en découvrant cet établissement qui s’affichait comme un pourvoyeur de spécialités érotiques. Comme il ne s’agissait pas de prostitution à proprement parler – les clients ne pouvaient demander ou s’attendre à des relations sexuelles –, le clan Lytvyn ne s’y était jamais attardé. Frank s’était assuré que ce statu quo perdure.
Depuis, il se payait des déesses de cuir et de latex pour qu’elles le traitent comme un objet et le tourmentent selon leurs caprices. Frank Batakovic n’était jamais aussi libre que lorsqu’on l’attachait, on l’humiliait, on le frappait. Sa fortune lui permettait de s’offrir secrètement tous ses fantasmes à la carte, sans que cela n’ait quelque impact sur sa carrière criminelle ou sa vie familiale. Cela ne l’empêchait pas de rêver d’une relation qui ne serait pas commerciale, au-delà du simple jeu de rôle. Une relation où il serait authentiquement soumis à une déesse non moins authentique.
Aujourd’hui, son fantasme le rattrapait. Contre toute attente, il prenait les traits de Félicia Lytvyn, le fruit le plus défendu depuis le péché originel. Frank était terrorisé mais… Elle était si resplendissante dans ses bottes rouges et pointues… Ses grands yeux… son sourire froid… Et surtout sa façon de lui parler. C’était comme si elle décodait ses désirs les plus secrets sans qu’il n’ait à les lui expliquer.  Une véritable déesse.
« Alors… Tu m’appartiens? »
— Oui », répondit Frank, un trémolo dans la voix. Inutile de mentir : il l’avait su dès qu’il l’avait vue, malgré ses protestations.
Félicia resserra sa poigne. Frank gémit encore.
« Oui qui?
— Oui… Maîtresse. »
C’était le plus beau jour de sa vie. Et c’est sur quoi Gianfranco Espinosa avait compté.

1 commentaire:

  1. Ouf! Quel épisode! C'est intéressant de voir (et quelles images! J'ai l'impression d'avoir vu la scène se dérouler sous mes yeux. Tu manies l'art de décrire succintement et efficacement les personnages, atmosphères, décors, événements...) comment a commencé la relation entre Félicia et Frank... D'esquisser les raisons qui sous-tendent cette relation, Jean Smith... Et de découvrir un peu plus le personnage de Félicia qui, en effet, surprend le lecteur en déclarant que ce n'est pas elle de faire la séductrice. Mais... Que découvrirons-nous à propos de Félicia dans les 4e et 5e parties ?

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