Les quelques
mois qu’il avait passés derrière les barreaux lui avaient paru éternels. Dans
sa vie d’homme libre, il tendait à éviter les superficialités de la vie en
société; en prison, il n’avait guère le choix de côtoyer ses compagnons
d’infortune sans savoir lesquels s’avéraient à la solde de ses ennemis ou prêts
à collaborer avec eux. Qu’ils le fussent ou non, Philippe n’avait rien en
commun avec ces gens-là, batteurs de femmes, receleurs, récidivistes au volant
et autres bandits à cravate… Il était plus facile de ne pas s’approcher d’eux
que d’empêcher qu’ils le fassent; plusieurs n’avaient pas été découragés par la
fermeture de Philippe aux conversations; certains comprenaient plutôt que
l’espace que Philippe désinvestissait leur appartenait! Combien d’heures de
blabla vide avait-il eu à encaisser depuis sa condamnation?
La question
de la nourriture pesait encore davantage sur ses nerfs. Cette bouffe de
cafétéria n’aurait jamais été appétissante, mais plus encore, Philippe ne
disposait d’aucune façon de contrôler sa provenance ou sa composition. Aux
repas, il examinait soigneusement chaque élément de son assiette, jamais
convaincu de leur innocuité. Il fallait bien manger; il grignotait les fruits
et les légumes lorsqu’il décidait que leur apparence, leur goût et leur odeur
correspondaient parfaitement à ses attentes – en d’autres termes, lorsqu’il
avait assez de raisons de croire qu’ils n’étaient pas empoisonnés. Les premiers
jours, il avait échangé à la sauvette des plats avec ses voisins de table sans
que ceux-ci ne le remarquent. Un « Qu’est-ce que tu fais-là, toé? »
courroucé une fois où il s’était presque fait prendre avait mis fin à cette
tactique. De toute manière, il savait à quel point ses ennemis étaient
déterminés. Le jour où ils décideraient de l’empoisonner, ils ne reculeraient
pas devant quelques dizaines de victimes, dommages collatéraux de leur grande
victoire.
Alors qu’il
comptait les jours de sa dernière semaine, il lui avait été facile d’imaginer
qu’un autre mois dans ces conditions lui aurait fait perdre la tête… Il
prévoyait redoubler de prudence afin de n’y jamais retourner. Maintenant que
son nom était associé à un casier judiciaire, il ne pouvait plus espérer la
clémence des tribunaux.
Son
incarcération avait déjà bien assez nui à ses affaires. Plusieurs partenaires –
exportateurs, distributeurs, fournisseurs – s’étaient détournés de lui lorsque
l’affaire avait éclaté. Sa réticence à déléguer avait empiré les choses… Mais
de son point de vue, c’était un moindre mal. Malgré ces difficultés, son
entreprise demeurait sous son contrôle entier; si son propre fils pouvait le
trahir, comment aurait-il pu s’assurer qu’un bras droit ne préfère pas
l’appât du gain à la loyauté?
Les minutes entre
son réveil et sa mise en liberté s’égrenèrent
trop lentement, mais on vint finalement le chercher pour compléter les
formalités administratives et lui remettre ses effets personnels. On le
reconduisit à la sortie après qu’il eut refusé qu’on lui appelle un taxi. Un
homme en noir aux muscles impressionnants l’y attendait. Philippe sortit d’un
pas décidé de l’établissement correctionnel en reconnaissant facilement sa
voiture : c’était la seule limousine dans le stationnement.
Son fidèle
Jacques lui ouvrit la porte et il prit place à l’arrière du véhicule en
savourant les textures et les odeurs familières. « Monsieur? »,
demanda Jacques. « Au marché Saint-Simon », dit Philippe. Il n’avait
jamais été enclin à la cuisine, mais il rêvait depuis un moment déjà à un
festin entièrement composé de produits frais choisis de sa main, qu’il ne
perdrait pas de vue entre leur achat et leur consommation…
« Ensuite,
nous irons à la boucherie… et cette épicerie fine sur la 8e rue
Ouest, comment elle s’appelle déjà… »
Philippe
n’eut pas le temps de finir sa phrase. Alors que la limousine s’engageait à une
intersection, une autre voiture brûla un feu rouge pour la percuter à toute
allure. L’impact fut si fort qu’elle tourna à 180 degrés; la voiture derrière
celle de Philippe s’arrêta de justesse. Un homme cagoulé sortit de l’autre
véhicule et fit feu sur la limousine en visant manifestement la zone passagère.
Jacques avait été sonné par la soudaineté de l’impact; avant qu’il n’ait pu
ouvrir la portière froissée par la collision, l’assaillant avait déjà pris la
fuite.
Philippe
était confus, recroquevillé en position fœtale au bas de son siège. Il sentait
quelque chose d’humide couler de sa tempe. Chaque cellule de son corps battait
douloureusement au rythme de son cœur. Sa voiture était conçue pour résister
aux balles de la plupart des armes de poing, mais ces détails techniques
importaient peu dans l’état de terreur qu’il ressentait présentement. Le
souffle court, la poitrine comprimée, tout tremblotant, il croyait son heure
venue; une seule pensée sans mot s’imposa à lui : le pire était encore à
venir, ses ennemis étaient passés à l’action. Il était un homme mort.
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